C'était la seule que j'avais. Et il me l'a prise.
Je gueule, je crie. J'le secoue et je lui file des coups de pieds en l'insultant, en jurant. Je veux juste qu'il me la rende. J'en ai pas d'autres. Je regarde à gauche, à droite, personne. Il n'y a pas un chat. Nulle part.
Je me suis réveillé trois heures plus tôt. Je ne pouvais pas bouger, et je sentais des poids, partout sur mon corps. Il faisait noir, la lumière ne filtrait pas, et la chaleur était étouffante. C'est en m'extirpant progressivement et en cherchant désespérément une voie d'air que j'ai fini par me retrouver au sommet d'une montagne de décombres, qui autrefois était mon lieu de travail, le lycée. J'avais une plaie superficielle sur la joue , couverte d'un mince filet de sang séché mêlé à la poussière des débris. Le verre gauche de mes lunettes était fissuré, et j'avais donc calé la paire dans le col de ma chemise, dont j'avais dû arracher une manche pour libérer mon bras droit. J'avais mal partout, je toussais et je boitais. J'avais erré dans les rues désertes.
Si certains bâtiments s'étaient effondrés de façon hasardeuse, d'autres se tenaient toujours debout, les vitres brisées. Le plus étrange étant que toutes les fenêtres semblaient avoir volé en éclat depuis l'intérieur. Et aucune trace d'autres êtres humains, même dans les voitures carbonisées qui chevauchaient le trottoir et la chaussée, qui s'étaient encastrées dans les murs, retournées.
Je n'ai absolument aucun souvenir de ce qui s'est passé, et je ne sais pas combien de temps je suis resté inconscient. Je devais être un miraculé, quelque chose du genre. Tu parles d'un miracle. J'avais toujours voulu assister à la fin du monde, mais je ne pensais pas vraiment y survivre. Et là je me retrouvais à cogner sur un distributeur de sandwichs, qui m'avait pris ma dernière pièce de 10 yens. Personne à droite, personne à gauche. J'ai vu personne, aujourd'hui. Je balance mon poing au travers la vitre du distributeur, on est plus à un carreau pété près.
Ça se passe toujours vachement bien quand quelqu'un brise un carreau dans les films. Moi j'avais des bouts de verre fichés dans la main gauche, que je retirais en grimaçant. Puis un sourire. Souvenir d'enfance, la première fois que j'ai brisé une vitre à poings nus. J'avais cinq ans. Je grognais tout de même, attrapant deux ou trois sandwichs qui s'offraient maintenant à moi. Dans l'immédiat, trouver de quoi bander et désinfecter ma main gauche, ce serait bien. Et puis, parce que finalement j'ai mal et qu'un peu d'aide ne serait pas de refus, je gueule dans la rue déserte:
"Ooooooï! Y a quelqu'un?"
Je me suis assis sur le pas de la porte d'une boucherie à la vitrine éclatée. Ne pas avoir mes lunettes sur le nez par un temps si clair avait finit par me filer le tournis. Je me suis donc arrêté pour manger un de mes sandwichs, en respirant lentement, les yeux rivés sur ma main endolorie, et le sang qui commençait déjà à coaguler. J'ai connu pire, bien pire. Mais ça fait mal quand même. Et maintenant? Ce silence me gêne. En examinant les bris de verre qui gisaient sur le trottoir, j'ai découvert que la vitrine de la boucherie avait été brisée de l'intérieur. Si tant est que quelqu'un l'avait bien brisée. Le simple fait de ne même pas voir un cadavre ni même une trace de sang me dérange. C'est pas normal. Les dégâts des bâtiments, les carcasses de voitures ne suivent aucune logique. On se croirait dans un film post-apocalyptique à petit budget, où les décors ne sont pas soignés et où le réalisateur aurait décidé que cette voiture serait sur les roues arrières, aplatie contre la porte d'entrée du restaurant, parce que.
Je me redresse, et je m'étire. Bordel, j'ai mal partout. Et j'ai le mauvais réflexe de craquer mes doigts, alors que ma main est couverte de plaies. Bravo Axis, tu te niques la main et tu rouvres des blessures couvertes de sang séché! Crétin! Je plonge ma main droite dans ma poche arrière, et en ressort mon kiseru. Il est pété en deux. Merde! J'y tenais, putain! Je le balance par terre, et je me tire.
Au fond de moi, je retire une envie indescriptible de démêler tout ça. Je veux comprendre parce que j'ai le sentiment que ça m'aiderait. Tout cela n'a aucun sens. Que s'est-il passé? Et pourquoi? Je commence à errer dans les rues, des questions plein la tête.
Je finis par retrouver la pharmacie du coin. Pas âme qui vive à l'intérieur, mais je ne suis pas vraiment surpris. Ce qui m'intéresse n'est pas en libre service. J'ai bien sûr pris de quoi désinfecter mes blessures, puis bandé ma main et pansé ma joue. Mais j'ai aussi tiré un sac plastique, où j'ai mis trois boîtes d'anti-douleurs, et deux d'anxiolytiques, avec le sentiment ferme que j'en aurais besoin. Finalement, je me suis résolu à remettre mes lunettes sur le nez, car mes yeux commençaient à me piquer, et ma vision à se troubler par moments.
Ensuite, je vais à la banque. J'ai un doute sur le fait que du fric puisse m'être utile à présent, mais je trouve ce que je voulais: un portable, sur le comptoir de la réception. Pas de réseau. Non pas qu'il ne capte aucun signal, juste qu'il n'y a aucun signal à capter. Je m'inquiète un peu. Je ne connais pas l'étendue exacte de ce merdier, mais je commence à l'imaginer vaste. L'angoisse commence gentiment à me prendre à la gorge. Le simple fait d'apercevoir un paquet de clopes et un briquet m'apaise, cependant.
Je ressors en remisant le paquet dans ma poche, le sac de pharmacie contenant mon nécessaire et ma nourriture rejeté sur mon épaule. Putain, je vais où maintenant? Et je fais quoi? J'ai comme le sentiment d'être le seul être vivant à des kilomètres à la ronde. Pourtant, en pissant sur la vitrine d'une boulangerie, j'ai eu la soudaine intuition qu'une petite vieille allait débouler et pousser un cri choqué. Allez savoir...
En arrivant au coin de la rue, j'entends des bruits de sabots sur le bitume. Je ne sais pas si c'est la paranoïa, l'acceptation d'éventuels évènements paranormaux où juste mon habitude de soigner mes entrées en scène, mais j'ai eu le réflexe de me coller au mur avant de jeter un coup d’œil discret, ne laissant apparaître que la moitié de ma tête. Une jeune femme à cheval, les yeux collés à une vitre, avec un chien à côté. Une connasse qui fait du lèche-vitrine malgré les dégâts environnants, c'est la première pensée qui me vient à l'esprit. Je suis un peu déçu que des gens comme ça aient pu réchapper à ce qui me semble avoir été la fin du monde. Et puis un chien et un cheval, quoi... Je peux pas blairer ces foutus animaux. L'un pue en permanence, l'autre bave et gueule à longueur de journée. Qu'elle aille se faire foutre, j'ai vu que j'étais pas le seul être humain au monde, ça me suffit. Pas envie de faire copain-copain avec le premier venu. Je peux me démerder tout seul.
Soudain, le clébard gueule, sa monture se met à s'agiter, et se cabre. Elle traverse la vitre. J'ai un demi-sourire, et puis je me ravise. Moi et mes préjugés à la con! Elle cherchait peut-être âme qui vive, comme moi, après tout. Sans réfléchir, je sors de ma cachette et me rue vers elle, ralentissant à hauteur du cheval. J'me méfie de ces bêtes là. Je jette un regard noir au chien, en lui hurlant d'une voix ferme de la boucler, mais rien à faire. A l'intérieur de la boutique, la nana s'était renversée sur les présentoirs, renversant l'électroménager. Elle a l'air aussi japonaise que moi, celle-là... Je constate une blessure à la jambe, et une attelle de fortune. J'enjambe ce qui reste de la vitrine, regardant où je mets les pieds, et m'accroupis auprès d'elle. Je prends son pouls, et, j'en suis soulagé, elle est toujours en vie. Je tâte ensuite son cou et sa nuque en faisant très attention, pour vérifier qu'aucune vertèbre ne soit démise. J'ai pas de diplôme de secourisme, mais j'ai quelques bases, tout de même. Nouvel ordre aux animaux de fermer leur gueule, toujours aucun résultat. Je tâte ses poches, à la recherche de ses papiers. Que dalle. Un autre coup d’œil agacé vers l'extérieur. C'est moi ou il fait plus sombre? C'est comme si une ombre s'était subitement abattue sur la ville. Je colle quelques claques à l'inconnue pour essayer de la réveiller, et je me relève,sortant la tête de la boutique pour lever les yeux vers le ciel. Mes yeux s'écarquillent. Mes pupilles se contractent. Mon rythme cardiaque s'accélère et j'en ai la chair de poule. La bouché béante, je finis par lâcher un:
"Bordel de merde, mais c'est quoi ce délire?"