Dis-moi tout. Tu es vraiment triste, pas vrai ?
Je le vois dans tes yeux. Tu peux tout me dire, tu sais. Je suis humain, comme toi.
Je ne suis pas un de ces foutus adultes qui veulent tout savoir, après tout. Je ne suis même pas majeur ! J'ai dix-sept ans, seulement. C'est quoi ton nom ? Moi, c'est Andô Junji. Tu peux m'appeler Andô.
Quel est ton problème ? Dis-moi.
Est-ce un problème que tu as par rapport à ton apparence ? Non ? Alors rassure-toi. Il y a pire que toi.
Moi, par exemple.
Regarde, regarde-moi ! Je suis petit, je suis frêle ! Je n'ai rien pour moi ! Tu connais les ectomorphes ? Ce sont des gens qui sont très minces, et qui peuvent manger autant qu'ils veulent, ils ne grossiront jamais. Même leur musculature est invisible. Je suis ectomorphe, figure-toi. Cela n'a pas que des avantages : crois-moi, mesurer un mètre 71 et penser 47 kilos, c'est pas une vie. Que dis-tu ? Je suis pourtant assez mignon, avec mes cheveux indigo et mes yeux bleus ? Conneries, conneries. Mes cheveux sont ternes, aussi ternes que mon regard. Je n'ai rien pour sauver mon physique. Arrête de raconter des conneries. C'est comme si tu disais que ma peau sur mes os, mes poignets trop fins pour mettre le moindre bracelet et mes côtes apparentes étaient attrayantes.
Donc, ce n'est pas un problème physique. Quoi alors ? On t'a dit que tu n'étais pas d'une gentillesse absolue ? C'est vexant, de ne pas entendre qu'on est quelqu'un de parfait, pas vrai.
Je le sais.
Tout le monde le dit sur moi. Dans ma classe, dans la rue... tout le monde me le dit.
Ils le disent de façon détournée, bien sûr. Je me connais, tout de même. Je sais bien que quand je vois une personne, la première chose qui me vient à l'esprit est d'imaginer la manière dont je pourrais la tuer. Je sais bien que je suis le genre qui va jouer avec les nerfs des autres, afin de se rappeler à quel point l'humain est impuissant. Je sais que je suis un grand consommateur d'adrénaline, et que celle-ci me fait perdre moi-même de vue. Je sais que je suis dans ma propre bulle, dans un monde que je trouve normal et que les autres trouvent étrange. Je sais bien tout ce qui se dit sur moi : et ceux qui parlent sur moi, j'ai envie de les tuer. De toute manière, le bruit me donne envie de tuer. Je hais le bruit.
N'aie pas peur de moi, enfin. Je sais me contrôler... A peu près. Tant que ma rose ne fane pas.
Ma rose ? Celle de mon passé.
Ce passé qui me retient encore et toujours.
Le début de mon enfance fut normal, note bien. C'est juste que... je suis un peu différent du reste. Il paraît que j'ai mûri trop vite. Depuis un quatorze février, je hais la saint Valentin. Cette fête qui a failli me laisser sur le carreau une fois. Elle m'a refusé. Je la pensais être la seule quelque part dans ce coeur qui était mien, et voilà qu'elle était partie. Non. Elle n'est même pas venue, n'est-ce pas ? Elle n'est pas venue. J'ai passé une semaine sans manger. Ni boire. Ni dormir. J'ai failli y rester. Le docteur disait que c'est à partir de ce moment que mes anormalités se sont déclarées. Que j'allais rester bloquer dans mon passé.
Il n'avait pas tort. Mais contrairement à ses prévisions, je ne suis pas resté enfermé en moi. Je me suis refermé sur les autres. J'étais en cinquième, et j'avais commencé à les traquer. "Les", je les désigne comme les fouteurs de merde. Je les provoquais, jusqu'à ce qu'ils viennent à moi. L'adrénaline me gagnait aux premiers coups esquivés, puis je ne me souviens plus de rien. Juste de me réveiller, parfois sur le sol, parfois à l'infirmerie. De temps en temps sur un banc. Un regard posé sur moi, si doux, arrivait à me faire sortir de mon état de léthargie. Cette fille que j'ai tant aimé.
Des années se sont écoulées ainsi. Jour après jour, je provoquais un nouveau combat. L'administration avait désespéré de m'arrêter : même les exclusions temporaires ne me retenaient plus. Je venais au collège, je venais frapper la cible du jour. Je venais m'effondrer dans la cour. Je venais me réveiller dans le bureau du principal, qui me faisait de sévères remontrances. Je n'écoutais pas. Je m'en foutais. La quatrième arriva, et passa ainsi la troisième également.
Vint alors la seconde. Nos chemins se séparèrent, moi et cette fille. Elle m'oublia rapidement, et je feins de l'oublier. Je n'en souffre pas plus que ça. Elle m'a laissé un souvenir d'elle : une rose indigo, dont elle disait qu'elle ne pouvait pas faner. En effet, la rose n'a jamais fané. Cette rose est la seule qui peut me ramener à moi dès que la colère m'envahit. Peu importe : tant que je peux haïr en paix et masquer cette haine, alors tout me va.
Il me reste un problème, et c'est toi. Tu ne m'as toujours pas dit ce qui n'allait pas.
C'est un problème de coeur ? Un décès ? Rien de tout ça ?
Ah, je sais. C'est le choc. Après tout, te voilà cadavre, un hachoir planté dans ton buste. Je voulais pas en arriver là, tu sais. Tu faisais trop de bruit.