Les gladiateurs foulaient enfin le sable de l'arène, sous les acclamations de la foule. Creedo était sorti en tête, brandissant son arme en criant le nom de la maison Palathéus, qu'il représentait en ces lieux. Si bien des gens du bas peuple considéraient que la gloire de ce ludus provenait en grande partie de son Champion, tous les gens du milieu savaient que le mentor derrière tout ça n'était autre que le laniste exceptionnel qu'était Tadeus. Ce dernier rejoignait en ce moment même la tribune d'honneur de Berzyl, arpentant les couloirs de l'arène avec un sourire confiant. A entendre les clameurs de la foule, certains connaissaient bien Creedo. Mais ce n'était pas le cas de leur hôte. Il ignorait sans doute qu'il avait mis sa furie entre les griffes d'une bête enragée.
Dehors, tous s'étaient alignés devant Berzyl. La Championne entrait enfin en scène, et Creedo tournait le regard vers elle. Elle n'était pas très impressionnante, au fond, elle faisait même un peu peine à voir. Comme lui, elle ne portait pas les vêtements conventionnels aux gladiateurs. Creedo portait ses vêtements habituels, et elle semblait vêtue uniquement de bandages grossiers et d'une jupe tout ce qu'il y a de plus simpliste. Elle ne se pliait pas aux coutumes, et était sale, qui plus est. Pas de lever de bouclier, pas de salut. Et voilà qu'on l'attachait à un mur de l'arène, à présent. La mâchoire crispée, le Champion leva les yeux vers son maître. Oui, Tadeus allait réagir. Il n'y avait là aucun défi si Creedo devait affronter une femme enchaînée avec l'aide d'autres combattants. Le laniste se leva, et s'adressa à la foule: aujourd'hui, il avait un énorme avantage. Il était là en tant qu'invité, et il pouvait changer les règles à son gré.
"Mesdames mesdemoiselles messieurs! Veuillez excuser mon hôte, il semble ne pas savoir quel monstre foule actuellement les sables de son Colisée. De ce fait, j'apporte une modification au combat avant son commencement. Les deux Champions, Creedo et cette... Anéa?... N'auront aucun allié et devront se battre pour leur propre survie. Le sort en est jeté."
Un sourire amusé se dessinait sur son visage, alors qu'il se tournait vers Berzyl. Tu ne sais pas à qui tu as affaire, on dirait. Nous sommes concurrents, si tu opposes une Championne à ma maison. L'hôte dut se contenter d'un signe de main, laissant son invité faire à loisir. Il était inconvenant de refuser ceci au Prior Sanguinem de l'Empire. Tadeus ajouta une dernière chose, à l'intention de Creedo:
"La restriction est levée pour eux."
Puis il abaissa son poing, faisant signe aux gladiateurs de commencer. Ils s'étaient divisés en deux groupes de cinq, pour chaque Champion. En les voyant arriver dans sa direction, le vétéran se mit à sourire, et lâcha son arme et son bouclier. Oh oui, la restriction est levée! Ce n'était pas tous les jours qu'il y était autorisé. Visiblement, son maître voulait commencer le combat par un coup d'éclat. Son visage se figea soudain en un air sec, et on crut entendre des centaines de loups hurler à l'unisson à l'extérieur du stade, si bien que le public, tout en haut des gradins, essaya de voir à l'extérieur de l'arène. Et lorsque leurs yeux se posèrent à nouveau sur le combat, ils y virent Creedo massacrer ses opposants de ses mains nues, déchirant la chair et les armures de ses seuls doigts. Il semblait comme possédé.
"Mon cher Berzyl, savez-vous pourquoi Creedo est devenu mon esclave alors qu'il fut jadis mon opposant? Voyez-vous, cet homme, une fois que je l'eus désarmé, a décimé mon unité de quinze hommes et brisé mon épée de ses mains nues en l'espace d'une vingtaine de secondes. J'ai dû l'affronter avec une demie épée lourde."
Creedo faisait autrefois partie d'une famille de chasseur de loups-garous, qui avaient un rite bien particulier: à l'âge de quatorze ans, les enfants de cette famille partaient chasser seul, et rentraient avec la créature sur les épaules, ou les pieds devant. Il y avait ensuite une cérémonie, à partir de laquelle on capturait l'âme du loup, et l'intégrait à celle de l'enfant. Creedo était une bête enragée et assoiffée de sang, domptée et cachée dans le corps d'un homme.
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Et il se tenait droit, maculé de sang, au milieu de cinq cadavres déchiquetés en un tour de main. Reprenant son calme, il ramassa son arme et son bouclier, et marcha dans la direction de la Championne, qui luttait encore face à ses opposants. Dans les gradins, la foule scandait son nom, alors que Tadeus applaudissait. Derrière lui, le démon n'affichait qu'une grimace irritée et dégoutée, devant le massacre auquel il venait d'assister. Il se demandait s'il allait regretter d'avoir convié le grand Champion de la maison Palathéus. L'ambiance dans le Colisée se réchauffait, un grand spectacle se préparait.
Un pantin? Et c'était supposé le rabaisser? Creedo pensa à sa rencontre avec Tadeus, puis à tout ce temps passé au ludus. Il se rappelait son ancienne vie, et sa vie de gladiateur. Puis il pensa à Titus, ce jeune garçon téméraire qui le considérait non pas comme un serviteur, mais comme un frère. Bien qu'il affichait un air impassible, il souriait intérieurement. Oh que non, il ne se prenait pas pour un autre. Il savait exactement qui il était, et où était sa place dans l'univers. Il savait aussi où irait sa loyauté, quoiqu'il arrive et quoiqu'il en coûte. Toutes les provocations d'Anéa ne sauraient l'atteindre, c'était comme jeter de la neige dans le cratère d'un volcan.
Elle s'avançait vers lui avec une froideur surjouée. Non, en fait, elle ne faisait que s'avancer dans sa direction. Derrière lui, il y avait la tribune d'honneur. Derrière-lui, il y avait Berzyl. Elle ne comptait pas démordre. Il avait lu ses intentions si facilement...
Il ne bougea aucun muscle lorsqu'elle accéléra, et ne cilla pas quand elle bondit. Quand bien même son saut eut été surhumain, il n'y avait aucune surprise sur le visage du Champion. Seul un sourire lui étira les lèvres, lorsqu'elle l'eut dépassé:
"J'accepte volontiers de danser au creux de la main d'un tel homme..."
Il fit volte-face tout en sautant. Ce n'était pas un bond aussi prodigieux que celui de la semi-démone, mais c'était amplement suffisant. Le bras tendu, il avait réussi à la saisir à la cheville, avant de reposer pied à terre. Aucun gibier n'échappe à un loup sur son territoire de chasse. Il rabattit la femme au sol avec force, comme un artisan battant le fer de son marteau. Il agrippa ensuite la jambe avec sa seconde main, et prit une impulsion en fléchissant un peu les jambes, pour l'envoyer en l'air et la rabattre à nouveau. Il se servait de son adversaire pour damer le sol, au sens propre. Il le fit une fois, deux fois, et pas davantage, pour être sûr qu'elle ne trouverait aucun moyen de se libérer. Puis il expira longuement et la lâcha, pour aller récupérer son arme. La foule réclamait le coup de grâce, le pouce baissé.
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Dans la tribune d'honneur, au moment où la guerrière avait bondit, Berzyl avait ressenti un frisson si désagréable que Tadeus avait pu l'apercevoir. On aurait pu parier que la stupeur l'avait paralysé l'espace d'un instant. Si le laniste n'avait pas eu autant confiance en son esclave, il aurait bondi lui-même dans l'arène pour intercepter la furie.
Les traits du démon se détendirent lorsque le Champion la rattrappa et entreprit de la battre contre le sable. La force de l'ancien chasseur de loups-garous était au demeurant spectaculaire pour ceux qui n'y étaient pas habitués, mais Tadeus restait soucieux: l'expression satisfaite de son hôte n'était pas celle d'un homme ridiculisé, et il semblait même ravi de voir sa Championne ainsi écrasée par l'un des plus grands gladiateurs de l'Empire.
En contrebas, Creedo brandissait son bident devant la foule, avant de s'en retourner vers Anéa, toujours sonnée et à terre. Le gladiateur demeurait méfiant, car il ne comptait plus le nombre de fois où un adversaire avait feint l'inconscience pour mieux le prendre par surprise. Il levait l'arme au-dessus de son épaule, pointe vers le bas, pour lui asséner le coup de grâce:
"CREEDO! CESSE!"
La voix puissante et grondante de Tadeus avait porté au-delà des clameurs de la foule. Très vite, un silence pesant s'abattait sur le stade. Son maître avait bondit de sa chaise, et semblait très contrarié. Il se tourna vers Berzyl:
"Berzyl... Vous cherchez à m'insulter? Vous n'avez pas organisé cette rencontre pour qu'un duel ait lieu. Vous avez organisé un massacre, et m'avez présenté cette Championne pour que j'accomplisse la basse besogne à votre place. Vous avez voulu m'utiliser pour faire ce que vous étiez incapable de faire, ou, dans le meilleur des cas, m'humilier. Vous y gagniez dans les deux cas. Il n'y a rien d'honorable dans un tel combat."
Le démon bredouillait comme un enfant pris en flagrant délit. Je devrais la laisser l'égorger. Tadeus sauta au bas de la tribune comme on enjamberait une rambarde, et se réceptionna sur un genou, salissant un peu sa toge au passage. Il entendait déjà Alera le réprimander pour ça... Il s'avançait vers les deux gladiateurs, et ne prononça qu'un mot:
"Armes."
Et Creedo de s'éxecuter sur le champ, en donnant des coups de pied dans les mains d'Anéa jusqu'à ce qu'elle ne lâche ses armes. Le Prior Sanguinem savait encaisser les blessures comme personne, et ne se sentait pas vraiment en danger, même désarmé, mais... Il craignait davantage pour l'état de ses vêtements si la furie se jetait sur lui. Il lui décocha un léger coup de pied dans l'épaule, et se pencha au-dessus d'elle:
"Hé, toi. Qu'est-ce qui te motives tant à prendre la tête de Berzyl, au point que tu en négligerais ta propre vie? Sa mort a-t-elle plus de sens à tes yeux que ta propre existence? Parle!"