Un léger vallon creusé de quelques rivières dont le chant humide berce l’esprit. À l’horizon, une côte maritime baignée d’une lumière doucement brûlante – celle de la Sicile, une terre qu’il n’a jamais cessé de chérir. Ici et là, des cyprès d’un vert profond. Dans l’air, ce soleil chaud, sec et matinal, une douce odeur de terre humide, quelques timides embruns salés mêlés au parfum de la résine.
Le domaine où Morphée s’était retiré après avoir passé le flambeau à Oneiros était un petit havre de paix ; Héra s’y rendait donc fréquemment. La déité du sommeil, en plus d’être de bonne compagnie, avait le mérite de connaître Oneiros (presque) aussi bien que sa mère. Lorsqu’il la rendait soucieuse, elle passait le portail fleuri de la retraire de Morphée, et il l’accueillait avec déférence et plaisir.
Allongés sur leurs méridiennes, une coupe de nectar à la main, les deux dieux contemplaient l’horizon. Le dieu du sommeil devinait l’intranquillité de la reine d’Olympe ; néanmoins, cordial et compatissant, il attendait qu’elle aborde le sujet – ce qu’elle fit, après avoir posé délicatement sa coupe vide sur une table basse sertie de mosaïques. Héra attendit qu’un compagnon de Morphée – il se refusait à les appeler « prêtes » et « prêtresses » - remplisse sa coupe avant de s’éloigner pour se tourner vers lui.
- Je dois te parler d’Oneiros.
- Je le sais bien, ma chère. Je te connais, et je connais tes inquiétudes.
Héra haussa les sourcils. Elle laissa entendre un petit rire lassé.
- Je te sais lié à lui, Morphée. Tu as été plus que son précepteur – un lien continue à t’unir à lui, non ?
- En effet.
- Morphée, j’ai besoin que tu sois franc avec moi.
- Je l’ai toujours été.
La déesse prit une profonde inspiration. Elle avait suffisamment confiance en l’expertise du dieu retiré du sommeil, que tous et toutes respectaient pour sa profonde sagesse.
- Ai-je raison de m’inquiéter pour lui ? Je le sens si – comment dire.
- Je sais comment le dire, tu sais, reprit-il devant l’hésitation de sa souveraine.
D’un geste de la tête, elle l’incita à continuer.
- Ton fils est très jeune, Héra.
- Ne me ménage pas, s’il te plaît, le coupa-t-elle, devinant ses attentions.
Le dieu du sommeil sourit.
- Ton fils est vraiment un petit con. Il l’a toujours été, et j’ai bien peur qu’il soit condamné à le rester.
Héra le regarda, hochant la tête avec un triste sourire. D’une gorgée, elle vida sa coupe de nectar avant de se laisser happer par le paysage.
* * *
La veille.
Assis sur le sol, les jambes relâchées, les poings serrés, la tête baissée, Oneiros regardait dans le vide. Devant lui, une pauvre petite prophétesse s’était effondrée dans un sanglot qui semblait infini. Ses longs cheveux noirs se répandaient sur les dalles de pierres, son front appuyé sur le sol, son corps secoués par les larmes qu’elle crachait littéralement, jusqu’à s’en briser les cordes vocales.
Quelques jours auparavant, il avait eu une longue conversation avec sa mère à propos des prophéties. Celle-ci avait eu le malheur de lui confier, dans un sursaut de confiance en la maturité de son fils, que chaque déité était liée à une prophétie dès sa naissance, et qu’il ne tenait qu’à lui de s’en référer à une prophétesse. « N’importe laquelle, en soi, avait-elle ajouté, mais essaie d’être exigeant ». Le lendemain, il s’était rendue chez la prophétesse la plus fréquentée par les dieux olympiens.
Une heure après son arrivée, elle se noyait dans ses larmes.
- Répète, souffla-t-il, encore sous le choc.
- Monseigneur, je ne peux… articula-t-elle douloureusement.
- RÉPÈTE !
Dans sa voix brûlait une colère vive. La prophétesse se redressa, et reprit, d’une voix brisée :
- Un matin, le ciel d’Olympe se couvrira d’une noire fumée.
Alors, sur le seuil se tiendra un être au regard foudroyant.
Il vous défiera, dieu d’Olympe,
Il vous défiera.
Cet homme est venu pour vous détruire.
Il est la fin.
Votre mort dort dans ses poings.
Son rire déchirera le ciel.
Toi, fils d’Héra et d’Arès,
Toi, maître des songes,
Toi seul extirpera cette bête venimeuse et rendra grâce aux dieux olympiens.
Toi seul empêchera ce désastre.
Son regard trempé croisa celui, glacé, du dieu.
Il quitta le temple d’un pas décidé, sans plus se soucier de la prophétesse terrifiée.
* * *
Les coups de poing de Chryséis extirpèrent le dieu du songe lucide dans lequel il était plongé. Sans grande surprise, il râla, tandis que les nuages orageux qui remplissaient la pièce s’estompaient lentement. Vivement, il se leva de son vaste lit ; ce lit qu’il utilisait pour « bosser », comme il le disait avec légèreté, c’est-à-dire pour entrer en transe et plonger dans cet univers qui lui permettait d’accéder aux songes des mortels, voire des dieux. Oui, il avait tenté d’agir sur les songes de ses semblables. Bien souvent, il l’avait payé – mais ça l’amusait toujours suffisamment pour continuer.
Quand il entrait dans cette transe, la vaste aile qu’il occupait dans le palais olympien – impossible pour lui de trop s’éloigner de sa royale mère – se remplissait de lourds nuages. Quiconque restait dans la pièce pouvait observer, s’il n’avait pas peur d’y plonger sa tête, les rêves qu’il concevait se projeter dans ces nuages. Plus les nuages étaient sombres et lourds, plus les cauchemars étaient noirs ; l’obscurité dans laquelle la pièce était plongée en disait long sur l’activité qui l’occupait.
Depuis quelques temps, l’aile d’Oneiros était d’ailleurs perpétuellement plongée dans cette nuit cauchemardesque, parfois balayée d’éclairs qui effrayaient les prêtres et les prêtresses qui osaient s’en approcher. Que préparait-il ? Personne ne le savait vraiment. Il aurait fallu, pour cela, non pas seulement connaître la prophétie dont Oneiros avait pris connaissance, mais également l’interprétation qu’il en avait faite ; interprétation qui l’avait tout naturellement mené à Serenos après des recherches acharnées durant de longues journées et de longues nuits.
Depuis, plus personne ne dormait à Meisa – et il s’en amusait beaucoup, imaginant les supplices les plus délectables pour la populace de cette contrée. Ah, qu’il aimait les regarder se tordre dans leurs sommeils, et crier, et pleurer, et leurs yeux se cerner, et leurs regards se vider.
Épuiser une population pour mieux abattre un roi : un petit classique de l’art de la guerre.
- Oneiros !
- Bordel de m-
Une chute malencontreuse lui coupa la parole. Mine de rien, ça l’épuisait, tout ça. Il avait hâte d’en finir. « Boarf, les humains, ça s’écrase comme des cafards ». Remettant en ordre sa tenue – un kimono relativement sobre, noir et pourpre – il se dirigea vers la porte et l’ouvrit vivement, pour mieux faire face à sa demi-sœur.
- Tiens, Chryséis. Ça faisait longtemps. Que me vaut ce plaisir ?
Le ton était doux-amer, doucement insolent.
L’orgueil et la colère.
Oneiros avait hérité de ces deux défauts puissants que partageaient son père et sa mère. Certes, il était courant d’admettre qu’il s’agissait là de deux défauts typiquement divins, mais il fallait reconnaître qu’une déesse comme Héra les incarnait avec une certaine grandeur.
Depuis sa naissance, orgueil et colère fermentaient en lui : non seulement sa personnalité s’y était enracinée, mais c’était là les deux pans du tempérament du jeune dieu les plus sensibles et les plus inflammables. Oneiros avait une très haute opinion de lui-même : il était après tout le fils de la reine des divinités olympiennes, celle devant laquelle on courbe l’échine avec déférence, et du dieu de la guerre dont le nom fait trembler ses plus féroces ennemis. Il caressait le rêve secret d’un jour susciter les mêmes réactions ; en somme, d’être respecté parce que craint par une humanité qu’il méprisait franchement et dont la seule valeur, à ses yeux, reposait sur la dévotion dont ils pouvaient faire preuve vis-à-vis de leurs dieux et déesses. Ce trait de sa personnalité chagrinait Héra, même si elle était lucide sur ce point : elle avait eu autrefois exactement la même opinion que lui sur les mortels. Seule sa petite escapade parmi eux lui avait permis de changer d’avis ; elle en était revenue plus humble. Néanmoins, elle n’avait jamais réussi à agir sur l’opinion désastreuse – à son sens – de son fils ; il considérait d’ailleurs la « fugue » de sa mère comme une marque de faiblesse.
Oneiros écouta Chryséis non sans froncer les sourcils, particulièrement au moment où cette dernière lui pinça la langue entre ses doigts. Le geste, s’il était familier, était vécu comme humiliant pour le jeune dieu ; humiliation renforcée par la demande de sa sœur. S’il comprenait qu’elle puisse chercher à comprendre ses projets et ses intentions, l’idée même de devoir rendre des comptes le répugnait au plus haut point.
Il était un dieu, merde, et pas n’importe lequel : le fils de la reine des divinités.
Le jeune dieu recula sa tête, échappant à l’étreinte de sa sœur. Elle put constater, à ses traits froissés, qu’elle l’avait fortement contrarié.
- Zeus n’a pas la bêtise de ma mère, quand on parle des mortels, répondit-il en esquissant une sorte de grimace de dégoût au moment de prononcer ce dernier mot.
Nul besoin de préciser qu’il n’aurait jamais assumé de dire cela devant sa mère. Héra avait beau aimer son fils, elle n’avait aucun scrupule à user de châtiments corporels pour le remettre à sa place.
- Je vais te raconter une histoire, Chryséis.
Joignant le geste à la parole, Oneiros fit apparaître un cumulonimbus au-dessus de leur tête, invitant sa sœur à lever les yeux au ciel pour assister à une projection onirique sur la surface nuageuse. Elle put voir apparaître une forme qui, peu à peu, se fit plus nette : la prophétesse en larmes, sur le sol de son temple, levant les yeux vers le dieu pour prononcer la prophétie fatidique annonçant la venue d’un être qui ravagerait Olympe – et que seul Oneiros parviendrait à vaincre. L’image de la prophétesse disparut, pour laisser place à une vue aérienne de Meisa.
- Meisa : tu connais ce royaume, non ? Celui qui règne dessus est décrit comme un destructeur – le messager de la fin de temps. Il est, d’après la prophétie, celui qui mettra fin au règne des divinités. Lorsque son règne viendra, tout sera destruction. Alors, il viendra pour nous, les dieux et déesses de l’Olympe ; il viendra pour nous détruire, car il aura le pouvoir de le faire.
On pouvait sentir une forme d’inquiétude solennelle dans la voix d’Oneiros, comme s’il avait pris conscience de l’importance d’une situation, s’apprêtant à agir avec la sagesse d’une profonde maturité. Quiconque le connaissait pouvait néanmoins en douter.
- J’en ai parlé à notre souverain, bien entendu – enfin, je lui ai parlé de Meisa, je ne lui ai pas dressé tout le tableau. Je lui ai demandé s’il tenait à ce royaume, et comme il réagirait si, par mégarde, il venait à disparaître. Tu sais ce qu’il m’a dit ? « Pfeuh, ce ne sont que des mécréants – qu’ils vivent ou qu’ils crèvent, peu importe ». Alors, j’ai pris cette initiative pour nous sauver, chère sœur : infecter Meisa de mes plus sombres cauchemars pour vider le royaume de sa substance, et n’en laisser que des ruines hantées par des fous.
Alors qu’il s’apprêtait à ajouter un mot, quelque chose dans le nuage se brouilla. Le cumulonimbus s’étendit dans toute la pièce, descendant sur Oneiros et Chryséis pour les envelopper de sa fumée sombre et cotonneuse ; une texture si dense qu’ils ne pouvaient plus se voir, perdu dans une sorte de brouillard traversé ici et là d’éclairs. Le jeune dieu ne savait pas si sa sœur était habituée à ce genre d’évènements ; aussi prit-il l’initiative d’attraper son poignet, un geste maladroitement tendre. Et là, la Princesse de Meisa se matérialisa, comme si elle se tenait à leurs côtés.
Les sourcils froncés, Oneiros mit un petit moment avant de comprendre ce qu’il était en train de se passer. Quand il comprit qu’une petite mortelle venait de s’inviter dans son aile du palais, dans son nuage, dans son monde, la colère monta en lui aussi vivement que violemment. Le jeune dieu se jeta sur elle, attrapant sa mâchoire entre ses doigts pour la serrer, tout en plongeant son regard noir dans le sien.
- Tu oses approcher des dieux sans leur accord, mortelle ?
Là, il venait d’utiliser sa voix de dieu – vous savez, la voix caverneuse et profonde qu’ils prennent quand ils veulent faire peur aux humains. Les doigts d’Oneiros se déplacèrent sur le visage de l’humaine, plongeant dans ses cheveux, les tirant en arrière dans un geste vif pour la forcer à relever le visage. C’est alors qu’il injecta dans son esprit son pire cauchemar.
Une façon de la punir pour son outrecuidance, mais aussi de révèler son identité : elle faisait face à la divinité des songes, et pouvait reconnaître dans l'empreinte qu'il laissait sur elle la marque des dieux olympiens.