Les Enfers commençaient à devenir passablement ennuyeux. Certes, il y avait toujours moyen de s’amuser, que ce soit avec ou au détriment d’un autre Démon, mais Asep’Timusoth devait l’admettre, il n’y avait rien de tel que les mondes des Mortels pour découvrir de nouvelles choses et se sortir de l’ennui. Ces créatures étaient capables des idées les plus sordides, des plans les plus machiavéliques, à en faire pâlir plusieurs Princes-Démons. Il n’y avait aucune limite à leur imagination lorsqu’il s’agissait de faire du mal à autrui, ou, plus généralement d’arriver à leurs fins. Le plus amusant, c’était la manière qu’ils avaient de se dédouaner de leurs propres actions, en s’imaginant des justifications fictives et la plupart du temps complètement irrationnelles. Cette facilité qu’avait l’esprit humain pour rationaliser l’irrationnel était simplement prodigieuse. Chacune des irruptions de l’Incube dans leurs réalités résultait généralement en des découvertes parfaitement délicieuses, un amusement pratiquement sans limites, jusqu’à ce qu’il ne soit obligé, presque la mort dans l’âme, retourner parmi les siens, aux Enfers. Et cela faisait bien trop longtemps que personne ne s’était aventuré à invoquer un Démon, ou, plus exactement, qu’il n’avait daigné répondre à un Appel. Les différents plans d’existence rendaient généralement les invocations moins rares qu’on ne pouvait y penser. Malheureusement, c’était toujours au moment où vous aviez envie de votre barre de chocolat favorite, que vous vous rendez compte que le paquet dans le placard est désespérément vide. Alors qu’il s’était occupé de remettre un peu d’ordre depuis son précédent départ – à croire que les Démons, comme la Nature, ont particulièrement horreur du Vide – il fallait croire que les Humains s’étaient assagis. Soupirant doucement, la créature des Enfers observait le ciel de feu et de cendres au-dessus de sa tête. Même la voûte céleste lui manquait. Cet amas noir comme l’obsidienne, brillant à peine de quelques lueurs aux couleurs froides, lui apparaissait toujours comme une le miroir de la myriade de possibilités qui s’offrait à lui. Une fois le coup de balai passé et quelques Démons remis à leur place, Asep’Timusoth n’avait plus grand-chose à faire pour réaliser l’intendance du Cercle de la Luxure. Asmodée avait ce magnifique trait de savoir gérer ses ouailles avec un doigté particulièrement précis et si elle se reposait souvent sur ses talents, elle ne se privait pas pour s’occuper elle-même de son Royaume. C’était d’ailleurs un spectacle particulièrement agréable à observer. Mais quelque chose laissait penser au Cambion qu’il n’aurait pas de quoi se divertir, du moins en ces lieux, pendant un petit moment. Et alors même qu’un dernier soupir s’échappait lentement de ses lèvres, il sentit quelque chose au plus profond de son être. Quelque chose qui le fit sourire avec envie. Quelque chose qui n’était pas arrivé depuis bien longtemps. Quelque chose qui, après tout, il aurait presque cru impossible. Non seulement quelqu’un performait un Appel, mais quelqu’un venait de prononcer son Nom. Rares étaient les écrits qui le mentionnaient et il ne s’était pas privé pour détruire l’une ou l’autre des copies de ce Grand Livre des Démons dont il avait personnellement connu l’auteur. Mais il était tellement intéressant de laisser parfois quelques-uns de ces jouets entre les mains des Mortels. Il n’y avait qu’eux pour jouer avec le feu aussi facilement. Son sourire toujours sur les lèvres, l’Incube prit une profonde inspiration, embrassa une dernière fois l’environnement des Enfers des yeux avant de le refermer une dernière fois, ouvrant son esprit à la magie qui le convoquait en des lieux encore inconnus. Où tomberait-il cette fois ? Quel Mortel avait la présomption de pouvoir le maîtriser ? Savait-iel seulement ce qu’iel faisait ? Tant de questions auxquelles il aurait très bientôt des réponses, très probablement pour le meilleur, ou pour le pire, mais ce n’était là qu’une question de point de vue. Les lumières qui bordaient le cercle d’invocation vacillèrent une première fois, faiblement, puis une seconde fois, avant de finalement s’éteindre, plongeant ainsi la pièce dans une obscurité oppressante. Les volutes de fumées des bougies éteintes s’élevaient tranquillement. Asep’Timusoth rouvrit les yeux. Habitué à l’obscurité, il put commencer à entrevoir quelque chose, d’autant qu’il suffisait d’entendre sa respiration pour savoir que quelqu’un se trouvait non loin. Ses pupilles d’or captant une faible lueur lunaire, le Démon leva la main, entrouvrit la paume de cette dernière et aussi brièvement qu’elles s’étaient éteintes, toutes les bougies se rallumèrent, projetant une faible lumière dans la pièce, suffisante pour révéler les parties présentes et projeter de grandes ombres de la nouvelle présence sur les murs. S’habituant rapidement à la nouvelle luminosité de la pièce, Asep’Timusoth porta son regard sur l’autre personne présente dans la pièce, l’observant en silence à travers ses pupilles d’or. Ses lèvres s’étirèrent finalement sur un large sourire et sa voix rompit le silence qui s’était installé autour d’eux. « Cela faisait bien longtemps qu’on ne m’avait pas invoqué avec mon nom. » Alors qu’il parlait, il guettait les réactions de son interlocuteur et observa tranquillement les environs. Il y avait quelques protections, pas nécessairement très bien soignée mais qui pourraient peut-être faire l’affaire, au moins pour un temps. Il reporta son attention vers le principal intéressé. « J’imagine que l’élémentaire politesse serait de te présenter, après tout, tu connais mon nom, mais je ne connais pas le tien. » Son regard dévorait presque l’inconnu des yeux, essayant de déceler tout ce qui méritait de l’être : réaction, tic nerveux, signe de stress ou d’assurance… Rien n’allait lui échapper. |