"Pourquoi... Devenir le plus fort?"
C'est le fil rouge. La ligne directrice, la question que je me suis toujours posée en tout temps. Lorsque le gamin se posa cette question, il avait la réponse claire et nette, dans sa réalité à lui. Être un insurmontable rempart, protéger les gens qu'il aimait, peu importe de quoi, c'était ça son objectif. Une idée louable, mais le problème venait de lui. Il pensait que ses petits poings fragiles et sa hargne protectrice lui suffiraient, comme si tous les problèmes se réglaient comme au cinéma, en battant le grand méchant et en se faisant applaudir à la fin. C'est que ce con, il pensait que la limite entre le bien et le mal était claire et nette, sans aucune bavure. Il s'était focalisé sur l'idée que si il savait se battre, s'il était assez fort pour mettre tout le monde au tapis, alors il saurait mettre fin à tous les problèmes du monde. Amusante petite créature. Je le revois, agitant ses poings et ses pieds face à des ennemis imaginaires, se rendant compte que lever le pied trop haut lui faisait perdre l'équilibre, alors qu'il pouvait écorcher un tibia avec la semelle de sa chaussure en un mouvement simple. Il y a eu ce type, un autre gosse incrédule, qui lui a montré deux trois trucs: comment fermer le poing correctement pour le rendre plus solide, comment utiliser ses coudes et ses genoux quand l'adversaire était assez près, comment partir d'un rebond, d'une flexion pour créer des coups totalement imprévisibles. Au final, le gosse, à six ans, il savait se battre comme un grand. Il pensait qu'avec ça, il serait le plus fort. Ce n'était ni vrai ni faux. Il avait le corps et la technique d'un combattant. Mais il avait l'esprit stupide et incrédule de n'importe quel enfant trop couvé. Et alors, lui qui pensait devenir le rempart qu'il voulait être, il a fini par se rendre compte que le bien et le mal ne se faisaient pas face à face. Et que donc, il pouvait venir de n'importe où.
Le diable, quant à lui, disait vouloir devenir le plus fort par instinct de survie. Quand il a compris que l'enfant se faisait attaquer dans le dos, il a préféré l'achever et continuer, voilà la vérité. Il restait dans la continuité de l'enfant uniquement parce qu'il était né dans un monde où la loi du plus fort régnait dans l'ombre. Peu importait qu'il fussent un, deux, trois ou quatre, il se battait pour rester le plus fort, disait-il. Il s'était renfermé sur lui-même, refusant de faire confiance à quiconque, devenant distant avec tous ceux auxquels l'enfant souriait naïvement, en pensant que le monde était rose. Le diable avait vu derrière les masques. Que tous les problèmes étaient déjà là, et que ni le gamin imbécile ni lui n'étaient en mesure de faire quoi que ce soit. Il estimait avoir beaucoup à faire pour lui-même, alors il ne se battait que pour lui. Ça le rendait fou vous savez, de savoir que son existence n'avait pas vraiment de but. Il se battait tous les jours sans discontinuer, pour pouvoir se lever le lendemain matin, et revivre le même calvaire en espérant à chaque réveil que tout cela prendrait fin. Je ne cacherai plus rien : à plusieurs reprises, il a voulu précipiter cette fin. Le fil froid de la lame sur sa peau, il était toujours rattrapé par l'idée que ce serait lâcheté d'abandonner après avoir livré tant de combats. Alors il se ravisait à chaque fois, et faisait face à son enfer en se laissant consumer par sa rage. Au fond, il espérait qu'un jour, il deviendrait suffisamment dangereux pour qu'un de ses adversaires amène un couteau, et termine le travail. Achevez-moi putain, achevez-moi! Cette pensée l'avait suivie jusqu'à son grand choc: quand il a vu celui qu'il considérait comme son grand frère demander la même chose à son propre père. L'image d'un homme apprécié, fondant en larmes, demandant qu'on l'achève, lui avait donné une piqûre de rappel. Que deviendraient ceux qui m'entourent, si je me laissais mourir ? Pour la première fois, il se demandait comment réagiraient les gens s'il venait à tomber. La plupart des gens voyaient en lui l'enfant joyeux qu'il avait lui-même poignardé. Et au fond de lui, il aimait à savoir qu'il avait quelqu'un pour qui il comptait, un endroit où rentrer, quoiqu'il put être. C'est à partir de là qu'il s'est hissé tout en haut, et décidé que jamais il ne tomberait. La réalité, c'est que votre vie n'appartient pas qu'à vous. Et que vous ne pouvez pas faire quelque chose d'aussi égoïste que vous foutre en l'air. Il deviendrait le plus fort pour vivre, pas pour lui mais pour son entourage. Et si j'écris ça, c'est bien qu'il a réussi, non ?
Et moi... Le simple fait de me poser la question m'amuse. Au final, rien n'a changé. Je repense aux bons moments en souriant bêtement, les dernières vacances que j'ai passées avec mes amis, et... Oui. Je veux être le plus fort pour protéger tout ça. Dans l'idée, ça fait un peu shônen, je vous l'accorde, mais je m'en tape. Je veux vivre pour voir la suite, et parce que je refuse la solitude, dans laquelle le diable s'était caché, parce que l'enfant avait raison, il y a des choses précieuses que je veux défendre.
Malgré tout ça, je reste un grand misanthrope. Les actualités, l'éducation, la mode, le simple comportement des gens de notre époque me dégoûte. Et parce que je suis à la fois un homme, un enfant et un diable, j'ai décidé sur un coup de tête que je changerais tout ça. C'est le but que je me suis fixé, ma raison d'avancer. Je vais devenir le plus fort pour pouvoir tout changer. C'est idéaliste, irréfléchi et très probablement impossible, mais c'est mon choix. Et parce que c'est la croix que je porte dans le dos, mon fardeau, alors je prendrai sur moi toute la haine du monde s'il le faut. Et dans ce but, oui, pour porter tous les fardeaux des autres sur mes épaules, et continuer d'avancer en souriant, alors je deviendrai le plus fort.
"Si l'Enfer est l'endroit où les âmes sont tourmentées pour l'éternité, qui me dit que nous n'y sommes pas déjà?"
(Lorsque cette question est apparue dans mon esprit, j'ai cessé de respirer un instant.)
L'enfant et le Diable avaient un nom. Ils en avaient car je savais ce qu'ils étaient, alors que moi non. C'est avec un sourire mi-moqueur qu'il m'a appelé "le Roi". Je veille sur le peuple car il me maintient sur mon trône, au sommet. Alors très bien, je suis le Roi.
Avant, si on m'avait parlé de paix intérieure, j'y aurais vu un idéalisme religieux, ou une simplification de cette mer agitée qu'est l'esprit. Habitué aux conflits et aux problèmes, je ne pouvais pas y croire. Maintenant je sais. La paix intérieure c'est quand toutes les voix dans ta tête s'accordent à poursuivre la même voie, chacune à leur manière.
Un jour le Diable m'a demandé pourquoi je ne l'avais pas fait disparaitre. Il n'y avait aucun désespoir derrière sa rage habituelle, et il n'avait fait qu'énoncer clairement la question que je me posais depuis longtemps. Après une hésitation, je lui ai simplement répondu que je ne le haïssais pas, et qu'il était autant une partie de moi que le cadavre pourri de l'enfant. J'ai alors compris que malgré la peur qu'il m'inspirait, j'aimais ce qu'il était. Il avait tracé sa voie et survécu tout ce temps pour qu'à mon tour je suive la route. Je voulais seulement le garder auprès de moi. Il y avait quelque chose de rassurant dans la terreur qu'il m'inspirait, comme un encouragement dans la peur de lui céder.
Et puis, il m'a avoué qu'il ne savait plus ce qu'il faisait encore là. Ni lui ni moi ne savions. Quand bien même il sortirait, la réalité dans laquelle je vivais n'était pas faite pour lui. La cage dans laquelle il se trouvait lui semblait être devenue un refuge, à l'abri d'un monde qui lui échappait et des cauchemars qui enfin avaient cessé de le poursuivre. Je pouvais le faire disparaître comme l'enfant et continuer d'avancer comme il l'avait fait jadis, ainsi il aurait eu le repos et j'aurais eu le calme. L'idée avait des allures plaisantes, mais aucun d'entre nous n'aurait été satisfait. Le Diable n'était pas fait pour se reposer. Et je me refusais d'aspirer au calme. A sa grande surprise, ma décision a été de lui tendre la main au travers des barreaux. A cet instant nous partagions le même état d'esprit: aucune crainte, aucune haine, aucun ressentiment. Je lui accordais de renaître, mais nous n'allions pas mourir. Il allait continuer d'être, mais il marcherait sur ma voie. C'est quand je lui ai dit, impassible, qu'il existerait pour mes intérêts, qu'il m'a appelé "Roi". Il a saisi ma main, et une sensation qui jadis me tiraillait discrètement depuis longtemps s'en était allée. Je n'étais plus divisé. J'étais complet. Je suis le Roi. Nous sommes le Roi. Je suis le héros qui a vaincu le méchant.
Maintenant, la sinistre cage est vide. Elle donne autant de peine à voir que le corps frêle qui git à côté. Quand je me retourne, je n'ai plus à penser à ce qui rôde derrière moi. J'avance avec le pas d'un Roi, et le sourire d'un Diable.
Jusqu'à ma prochaine vie, j'ai trouvé la paix.