Voir Jodie ainsi attristait sincèrement Keenan. Elle avait eu un blanc, résultant de son séjour dans l’esprit de la femme accidentée. Des comas qui étaient souvent fréquents, et qui amenaient Jodie à oublier ce qui lui arrivait, se réveillant généralement dans un lit d’hôpital, patraque. Le major se pinça les lèvres, en pleine réflexion. Elle était suffisamment maternelle pour savoir ce qui tracassait réellement Jodie, et sa question la plaça dans une impasse :
« Et puis... J'aimerais avoir des nouvelles de mes mères aussi... Je n'en ai plus eu depuis mon arrivée ici... »
Keenan récita de croiser le regard de Jodie, pour qu’elle ne lise pas ce que cette dernière savait. Le docteur Kyras, ainsi que les autres scientifiques du projet, avaient estimé, compte tenu de l’instabilité émotionnelle prononcée de Jodie, de ne pas lui dire ce qui était arrivé. L’argument officiel, qu’on ressortait à chaque fois à Jodie quand elle insistait, était que ses mères attendaient, quelque part. Cependant, Jodie n’était pas dupe, et Keenan savait qu’elle ne pouvait pas sortir cette excuse. Jodie ne le croirait pas, et, surtout, elle en déduirait certainement que Keenan était comme les autres : une menteuse, quelqu’un qui voulait juste profiter d’elle. Aucun ordre formel n’interdisait au major d’en parler, simplement les recommandations de Kyras, mais les recommandations du docteur Kyras ne s’imposaient pas à elle. Cependant, Keenan savait aussi que les inquiétudes de l’elfe étaient fondées.
Elle hésita donc, mordillant sa langue, se pinçant les lèvres.
« Tu as raison, Jodie... Tu as totalement raison… »
Keenan se frictionna maladroitement les mains. Keenan était convaincue que, si Jodie avait pu revoir ses mères, tout aurait été différent. Elle n’était rien de plus qu’une jeune fille abandonnée par ses parents... Or, pour un enfant, il n’y avait rien de pire que ça : l’abandon, la solitude, le sentiment de ne compter pour personne.
« Théoriquement, je ne devrais pas t’en parler, et ça rendra sans doute le docteur Kyras furieuse... Mais je crois que tu as le droit de savoir. Si ça n’avait tenu qu’à moi, nous te l’aurions dit il y des années, mais Kyras craignait que ceci ne perturbe ta formation, le programme... »
Le major secoua lentement la tête, pour montrer à quel point elle-même trouvait cette raison absurde. Elle se releva alors.
« Suis-moi, Jodie, je te prie... Je crois qu’il vaut mieux que je te le montre. »
Keenan sortit de l’infirmerie, le pas lourd. Ce qu’elle faisait pouvait lui valoir sa carrière, et avoir des conséquences dramatiques. Elle était comme une sorte de funambule, suspendue au-dessus d’un fil invisible, risquant à chaque instant d’en tomber. Elle avait envie de faire confiance à Jodie, mais cette dernière renfermait tellement de haine, tellement de frustration... Kyras l’avait senti, et elle avait toujours eu peur de la colère incontrôlable des hommes, de leurs accès de rage... Elle avait eu peur que, si Jodie n’apprenne ce qui était arrivé à ses parents, elle n’entre dans une rage folle. Cependant, elle avait aussi droit à la vérité.
*Au moins, ce sera la seule bonne chose que j’aurais réussi à faire avec toi...*
Le duo quitta le bâtiment médical, pour rejoindre une zone que Jodie n’avait pas eu l’occasion de voir très souvent : le centre de sécurité. Jodie n’y avait pas accès, pas plus que Kyras, le docteur ne pouvant guère y aller que dans certaines parties. Keenan, cependant, était major, et disposait donc d’un passe. Il y avait des couloirs bleus métalliques, sombres, avec des femmes armées ou en uniforme, qui saluaient le major.
« Viens, c’est par ici. »
Keenan grimpa à l’étage, atteignant les bureaux, et rentra tout simplement dans son bureau. Il y avait un grand bureau, une belle baie vitrée, et plusieurs images animées sur les murs. Le principe aurait pu faire penser aux fameuses images vivantes d’Harry Potter, mais Keenan n’avait jamais entendu parler de J.K. Rowling. Il s’agissait juste d’un cadre numérique affichant une série de photographies prises ensemble, permettant essentiellement de voir Keenan et sa femme, ainsi que leur fille. Keenan invita Jodie à s’asseoir, puis ouvrit son placard, et en sortit rapidement un petit disque translucide, d’une pochette transparente, et le glissa dans le lecteur optique de son ordinateur, avant d’allumer un rétroprojecteur.
« Bien... Tes mères ne sont pas mortes, Jodie, mais ça, tu dois déjà le savoir, car je pense que tu l’aurais senti. Et, si elles ne sont pas venues te voir, ce n’est pas parce que nous avons refusé leur visite, comme Kyras te l’a si souvent répété. La vérité... »
Keenan soupira lentement.
« Peu après t’avoir déposé ici, tes mères ont toutes les deux choisi de faire un séjour dans un petit camp de vacances, sur une île paradisiaque. Crois-moi, elles n’avaient pas accepté de gaieté de cœur l’idée que tu leur sois séparée, et envisageaient même de saisir la justice. »
Keenan était arrivée trop loin pour faire demi-tour. Elle n’avait plus qu’à appuyer sur un bouton. Elle ferma les yeux, se pinçant les lèvres.
« Tes mères ont été attaquées, Jodie... L’île sur laquelle elles sont venus se reposer a été... »
Sa voix se cassa, et Keenan soupira.
« Je suis désolée, Jodie... Nous aurions du te le dire... »
Keenan soupira un coup, puis appuya sur le bouton. Il montra une image d’archive militaire, montrant le survol de l’île. Des indications en bas à droite de l’image permettaient de dater le film : il y a neuf ans, à quelques mois près. On voyait une île, recouverte par une sorte de mousse formienne, d’excroissances recouvrant toute l’île.
« Les soldates ont réussi à reprendre l’île, mais toutes les femmes avaient disparu, les Formiens n’ayant laissé derrière eux que les cadavres d’hommes. Tes mères sont probablement toujours en vie, vu que tu ne les as pas senties mourir... Kyras ne voulait pas le dire avant que tu ne sois prête... Elles ont été les premières à être capturées par un nouveau type d’Annexien... Une Annexienne qui était des nôtres, auparavant, avant de tomber entre les mains de l’ennemi, et qui a capturé tes mères. »
Inutile d’en dire plus, Jodie savait sûrement ce qui arrivait aux femmes qui étaient capturées par les Formiens. Des esclaves sexuelles, violées continuellement, brisées, maltraitées, obligées de pondre d’abominables Formiens, jusqu’à oublier leur propre identité. Certaines avaient pu être récupérées par les Tekhanes, mais même les nanomachines novaquiennes n’étaient pas suffisantes pour effacer le blocage que ces femmes subissaient, et qui étaient obligées de vivre perpétuellement en assistance médicale pour ne pas mourir, dans un état catatonique.
Keenan n’osait plus rien dire, craignant de devoir affronter une véritable tempête.