Nexus-la-Grande.
Par ces trois mots, l'imaginaire populaire s'enflammait. La perspective d'une bonne fortune attirait irrémédiablement les peuples de Terra vers cette antre de la richesse et de la réussite. Que le voyageur modeste arrive par la mer ou par la terre, la vision de la cité-état qui s'offrait à lui révélait toute la puissance de cette nation réputée invincible.
Le titanesque château d'ivoire couvrait de sa bienveillance immédiate les quartiers de la cité les plus prospères, dirigés en sous-main par les familles les plus aisées. Aux commerces de marchandises rares et luxueuses se pressaient les manoirs et les demeures les plus raffinés de cette partie de Terra. Les épidémies récentes ayant ravagées Nexus ne passaient pas les frontières de ces zones bénies par la véritable divinité locale : l'or.
Le voyageur modeste ayant pris conscience de la chance qui s'offrait à lui, débarquait donc de son navire, ou bien passait l'une des multiples portes fortifiées de la ville pour s'engager sur le chemin du bonheur.
Rapidement pourtant, un malandrin lui dérobait sa maigre bourse, des catins malades et malodorantes s'accrochaient à ses braies et un molosse peu commode urinait sur ses chausses.
Aux abords du port ou dans les quartiers tassés dans les premières ceintures de remparts, le voyageur découvrait un monde bien éloigné des lumières de ses premières impressions. Dans les basses zones, l'architecture homogène n'existait pas. De longs et sinueux dédales reliaient entre elles de petites places sales où des gargottes sans charme accueillaient la lie de Terra. Les demeures étroites et collées entre-elles accueillaient sans distinction des familles, des réfugiés, des mains d'oeuvre et autres petits artisans en quête d'un toit bon marché. C'est là que le marché noir oeuvrait, plus productif que jamais, plus injuste et plus cruel aussi. L'Homme, ou quelle créature que ce soit s'y monnayait autant qu'une vulgaire marchandise.
Passé cette foire de misère, le voyageur, toujours pas découragé, passait les quartiers moyens puis à quelques pas du Graal de sa vie, se faisait arrêter par la milice. Qu'est-ce qu'un miteux comme lui faisait ici ? Ne comprenait-il pas que la simple vue de son immonde personne brûlerait les yeux des belles dames de la haute société ?
Invité d'un coup de hampe d'hallebarde à rebrousser chemin, le pauvre voyageur soupirait et se dirigeait à contre-coeur, mais les chausses imbibées de pisse de chien, vers le cauchemar de sa vie.
Damascus lui aussi soupira.
Cela faisait une semaine qu'il avait rejoint Nexus. Un riche marchand recherchait des hommes sans conditions morales pour écarter un concurrent trop chanceux dans les affaires. L'investissement de Damascus et d'une bande de gros-bras moyennement intelligents avait réduit le commerce de l'homme à un gros tas de cendres, incluant ce rival gênant et une partie de sa suite.
Mission bien menée, mission rémunérée. Ce soir, Damascus profitait des bas-quartiers de Nexus pour assouvir ses désirs. Contrairement au modeste voyageur, lui s'était employé à dégoter un établissement hôtelier de qualité moyenne, en somme un bordel plus ou moins propre, où en plus d'une tambouille pas trop horrible, le patron proposait les services de filles aux profils aussi divers que variés.
Son choix de ce soir s'était porté sur une petite terranide aux airs de chatte. Petites oreilles pointues, pupilles félines, queue longue et tâchetée, cette timide catin s'était montrée timide au premier abord. Une pièce de cuivre l'avait fait sourire, la deuxième l'avait fait se déshabiller, la troisième ... écarter les cuisses et l'ajout d'une pièce d'argent avait déchaîné ses talents. Bien évidemment, Damascus lui avait fait mal, elle avait hurlé le museau enfouit dans le coussin usé de leur lit poisseux.
Cela avait duré jusqu'à ce que le patron vienne s'inquiéter de savoir, sans grande émotion, si la fille était toujours vivante. Les clients coupables de meurtre sur prostituées remboursaient juste les tenanciers des bordels à hauteur du prix de la victime, plus un intérêt bien sûr.
La petite terranide, toute pantelante, avait elle-même ouverte la porte de la chambre pour assurer que son client était un homme de charité. La deuxième grosse pièce d'argent pressée entre ses fesses y était pour beaucoup.
Très attachée à favoriser le retour d'une clientèle si généreuse, la fille-chat s'était elle-même passée une laisse autour du cou et patientait aux pieds de Damascus après lui avoir glissé la boucle entre les doigts.
Tout deux siégeaient dans le fond de la salle principale du bordel. Ils occupaient un petit box en bois de la même couleur passée que le reste de l'établissement. De nombreux clients, aussi bien des soldats, que des artisans ou le moindre ruffian pouvant payer, côtoyaient une incroyable quantité de catins. Le patron devait être richissime...
La salle était vaste et mal éclairée, les chandelles dégageaient une acre fumée piquante qui tel un nuage opaque, occupait le quart supérieur de l'espace.
Damascus observait tout cela en buvant un tord-boyaux qui ne le saoulerait pas, les effets de l'alcool étant inopérant sur les démons. Il portait ce soir son ensemble de cuir mat qui mettait en valeur sa musculature affirmée. Son regard scrutait la pénombre, plus par habitude que par nécessité. Il ne portait pas d'armes, il n'en avait pas besoin, du moins pour le moment. Si besoin, ses gantelets de cuir piqué feraient l'affaire.
La petite terranide feula affectueusement à ses pieds. Damascus tira sur la laisse, amenant à lui le corps souple de la prostituée avant de tapoter négligemment sur sa tête.
La voix du démon résonna, aussi sèche qu'envoûtante :
"Tout doux petite, tout doux ...."