Le Rider était un navire ancien au bois éprouvés par maints affrontements nautiques. Ses capitaines successifs avaient veillé à toujours entretenir ce galion d'exception à la coque renforcée et aux canons puissants, n'hésitant pas à passer une bonne partie de leur butin dans les travaux de rénovation et d'amélioration du bâtiment. Cross avait accepté cette charge en même temps que son tricorne et n'avait jamais manqué à son devoir de capitaine, s'occupant du navire comme du marmot geignard au cul couvert de merde qu'il n'aurait jamais. Ainsi, le Rider était rarement prit au dépourvu lors d'une bataille et la robustesse qui faisait la fierté des marins le manœuvrant avait très largement contribué à la légende d'insubmersibilité qu'on prêtait au navire, qui tirait son nom de sa prétendue capacité à littéralement chevaucher les tempêtes. Racontars enjolivés par les marins, ces histoires avaient pourtant un fond certain et bien réel de vérité que l'équipage de la Vierge du cap allait pouvoir constater. Les salves de canonnades s’échangeaient à présent avec férocité entre les deux bords, les boulets crachés par les queues de fontes attachées à la Vierge emportant à chacune de leur éjaculation poudreuse des morceaux de bois. Les planches s'écrasaient sous la puissance des boulets qui faisaient gémir la coque du Rider. Certaines meurtrières à canon avaient été emportés par des tirs précis de l'adversaire, détruisant une pièce d'artillerie ou deux dans un fracas apocalyptique de fragments boiseux arrachés à la cohérence de la construction. Le souffle et le choc avaient emporté plusieurs marins de l'équipage de Cross, mais les artilleurs du Rider rendaient avec plus de force les outrages qu'on leur faisait. Les gueules canonnières de Barbe-d'Os était puissantes et bien utilisées, leurs boulets rendant chaque coup à la vierge avec encore plus de volonté de destruction. Oui, les volées vomies par le Rider étaient moins rapides que celle de son ennemi. Mais elles causaient bien plus de mal quand elles fracassaient le flanc du bateau de l'Ombre. Leurs dommages s'équivalaient presque, mais le maître-canonnier Paddy comptait bien prendre l'avantage. Là-haut, ses compagnons et son capitaine se battaient avec l'ardeur d'un jouvenceau perforant sa première chatte. Il était pour lui hors de question que ses artificiers ne leur rendent pas hommage.
Au-dessus de la tête de Pat Paddy et de ses manœuvres de canon, les hommes de Cross continuaient de s'acharner pour la défense de leur navire et de leur honneur. C'était une cacophonie abrupte et presque compacte de sons rageurs qui s'entremêlaient sous les hurlements des canonnades et de leurs impacts, tandis que les pirates des deux bords s'affrontaient avec la même hargne. Les sabres d'abordage se retrouvaient à grincer lames contre lames quand ils ne meurtrissaient pas un corps et les pistoles surgissaient des ceintures pour délivrer leur unique projectile. Aucun marin n'avait la possibilité de recharger et n'utilisait son coup de feu qu'avec parcimonie et discernement, au risque de littéralement griller sa cartouche et un pourcentage de survie non-négligeable. Les moucheurs qui officiaient sur le Rider étaient peu nombreux -six en tout- mais bien entraînés. Armés des meilleurs mousquets, ces tireurs étaient perchés sur les mâts et enchaînaient les cartons sur les hommes du bord opposés. Manzana, entre autres, avait prouvé au capitaine que les moucheurs avaient leur intérêt à la bataille. Excellente tireuse, elle couvrait tout autant Nate que les autres officiers qui échappaient parfois à la mort de l'instant juste parce que la rouquine avait aligné un forban passé dans leur dos.
Dans l'équipage de Nathaniel Cross, tous étaient égaux. Ainsi, les femmes se battaient avec une rage équivalente à celle des hommes. Comme par exemple
Malibu Cocotte qui faisait danser ses deux sabres longs au gré de ses cris qu'on aurait par moment cru semblables à des hululements de bataille. A l'instar de la basanée,
Pasoa faisait jouer avec une allégresse non dissimulée la multitude d'arme qu'elle se plaisait à avoir sur elle. Mais il n'était pas uniquement question de sexe. Différentes races étaient représentée à bord du Rider et on pouvait voir des terranides mâles et femelles user de leurs attributs naturels pour décimer les rangs d'Alvida, leurs cris d'animaux sauvage trouvant écho dans les répercussions sonores des coups de canon qui faisaient trembler les deux navires. On s'affrontait dans les cordages ainsi qu'au fil des étraves étroites, on trébuchait sur le cadavre de compagnons quand on ne s'enfonçait pas avec quelques comparses dans les entrailles du navire adverse pour aller déloger les rats qui s'y terraient. Un groupe mené par ce fou-furieux de
Briquet-de-tempête avait d'ailleurs cherché à rejoindre les cannoniers de la Vierge pour les passer par le fil de l'épée et ainsi épargner la coque du Rider mais était tombé sur une résistance inattendue à mi-chemin.
Barbe-d'Os se taillait une voie dans le sang et les blessures, évoluant sur la Vierge à travers les rangs de marins de cette dernière qui cherchaient à lui barrer la route. Cross avait bien des défauts, qui ne se retrouvaient pas dans le feu de la bataille. L'homme se prétendait aussi habile avec son sabre qu'avec sa queue et vu la démonstration qu'il faisait du premier en ôtant la vie des malheureux qui estimaient pouvoir l'arrêter, il y avait fort à parier qu'il fut effectivement un excellent reproducteur. Sa lame filait dans l'air pour ne jamais rencontrer que de quoi trancher. Gorges et torses se scindaient dans une giclée rouge quand il frappait d'estoc et de taille, piquant de la pointe acérée de son arme quand il ne tranchait pas. Son sillage n'était que blessures et gémissements d'agonie, ces dernières parfois abrégée par un des marins qui couvraient le capitaine. Son but à lui n'était autre que l'Ombre et Cross ne s'était attendu à aucun moment que ce soif facile. Alvida comptait -comme lui- sur un équipage fidèle qui connaissait son affaire. Ainsi aucun pirate ne lui aurait laissé le champ libre et s'était par la force qu'il devait progresser vers la jeune femme. Son oeil unique ne la quittait pas et son attention focalisée sur elle était protégée des profiteurs par la brute épaisse qu'était le cambusier,
Einekken. Le terranide avait quitté ses réserves pour sortir l'ancre tâchée de sang avec laquelle il exprimait sa rage. Ayant rejoint le capitaine qui comptait déjà sur Rikard et La Barbouze pour le couvrir, la bête poilue s'en donnait à coeur joie.
Cross ne manqua pas de voir Alvida se faufiler dans ses voilages comme un petit singe sur une attraction de cirque. Ses intentions lui semblèrent claires comme de l'eau de roche, le poussa à agir en conséquence. C'était une manoeuvre intelligente de la part de l'Ombre, des plus dangereuses pour Barbe-d'Os. Il apostropha le premier marin venu, lui ordonna dans une vocifération d'aller trouver le maître-d'équipage pour lui faire manœuvrer le Rider de façon à ce qu'il reste au plus près de l'ennemi. Le pirate acquièsa et prit le chemin vers la Sèche, son avancée couverte par Rikard. Hors de question de laisser l'ordre se perdre au bout d'une lame rouillée !
Retrouver et mettre au pas la capitaine devenait néanmoins pour Cross et ses hommes une nécessité absolue. Lui, Einekken et La Barbouze accélérèrent donc la cadence pour arriver au pied du mât. Le groupe fut peu à peu disloqué par l'insistance des marins d'Alvilda à protéger leur capitaine, si bien que Cross se retrouva seul face à une Crimson toute disposée à lui tenir tête. Et la garce s'y entendait, menant jeu égal avec un Cross qui ne se déboutait pas. Leurs armes se rencontraient au prix de passes qui, si elles s'étaient achevées correctement, auraient été certainement des plus meurtrières. L'échange se fit de plus en plus intense, fatiguant Crimson. Sa légère baisse de régime ne pouvait échapper à un Cross survolté, qui s'apprêtait à anéantir sa défense pour lui perforer la poitrine au moment où une troisième lame s'interposa, sauva la femme au grain de peau caramel.
Le sourire d'Alvilda rencontra son pareil sur le visage tâché de giclures ensanglantées de Nate.
- Et alors, tu es devenu avare de conversation ? Je profiterai bien du vent qui tourne pour te faire visiter la sentine. Avec les rats, tu t’y plairais. Mais on a un autre problème.- Je m'apprêtais justement à t'faire découvrir le discours de ma lame, mais tu as joué les petits macaques fuyards. Tu avais la merde au cul en te retrouvant face à véritable mâle, fillette ? Une fois enchaînée dans ma soute à te balancer au bout d'ma queue, tu goûteras au roulis d'l'océan.- Sud-ouest, le pavillon de Jambes Rouges. Tu sais pourquoi il s’appelle comme ça. Et ce n’est pas l’envie qui me manque de te faire bouffer l’océan par le fond, mais on ne sera pas trop de deux face à lui. On aura le temps de s’étriper sagement après.Cross fronça l'oeil, jaugeant Alvilda. La gamine ne semblait pas mentir, pour ce qu'il lisait sur ses traits. Sa petite bouche à barbouiller de crème virile ne pissait pas le mensonge et le capitaine tendit l'oreille de son mieux. Sa vigie sifflait, tentant péniblement de se faire entendre par-delà le fracas du combat dont l'intensité n'avait aucunement faiblit. On signalait l'arrivée d'une nouvelle voile depuis un moment et une présence sur le côté des deux capitaines dont les lames se léchaient vint confirmer à Cross les dires de son pendant féminin.
Béatrice, un de ses matelots, était parvenue jusqu'à lui pour lui délivrer le message oral de la vigie. Ce qu'elle fit après une seconde à récupérer le souffle qui lui manquait.
- Le pavillon de Jambes Rouges, cap'taine ! Il fonce vers nous ! Le maître d'équipage attend vos ordres ! Barbe-d'Os avait gardé son oeil valide dans le regard d'Alvilda, jaugeant à présent davantage la situation qui s'amorçait que la véracité des propos de l'Ombre. Lui aussi connaissait Jambes Rouge et son navire. Le danger que représentait cet enfant de putain à l'apparence aussi sinistre que la réputation aurait put être correctement affronté dans des conditions normales, mais le Rider était blessé de la bataille qu'il livrait. Les voiles tarderaient à prendre le vent, puisque la Vierge s'était positionnée de façon à l'en priver pour en jouir... Mais la Vierge ne serait jamais assez rapide pour fuir Jambes Rouges et Alvilda le savait aussi bien que Cross. Les deux étaient pris au piège et visiblement contraints de présenter front uni. Autour d'eux, le tumulte du combat s'était un peu calmé : la nouvelle de l'arrivée de Jambes Rouges avait fait prendre conscience aux pirates des deux pavillons que l'heure était plus grave que ce simple règlement de compte. Nate cracha à terre avant de donner une impulsion sur sa lame, repoussant l'Ombre en arrière. Il n'attaqua toutefois pas et préféra beugler ses ordres. Béatrice était pourtant tout à côté, mais tous les marins présents devaient comprendre que l'heure n'était plus à la guerre. Plus entre eux, pour le moment au moins.
- DÉTACHEZ LE RIDER DE CETTE PUTAIN ! QU'ON ARME LES CANONS DE L'AUTRE FLANC POUR SE TENIR PRETS A SALUER JAMBES ROUGES PAR UNE BORDÉE DE BOULETS ! A LA MANŒUVRE, GARÇONS, PRÉPAREZ VOUS A COULER UNE LEGENDE ! Béatrice hocha vivement la tête avant de filer à toutes jambes en direction de son navire tutélaire, prête à transmettre les ordres de son maître de bord à l'officier qui remplaçait temporairement Fortune. Les autres pirates de Cross se retiraient du combat avec prudence, considérant qu'Alvilda n'avait pas encore ordonné les manœuvres de son propre équipage. Un coup en traître restait envisageable, bien que Cross l'estimait assez intelligente pour ne pas saborder dans l'oeuf leur alliance momentanée. Vu l'état de son navire et de ses hommes, l'Ombre n'avait pas de réelle chance d'échapper à la menace dont l'étrave fendait les flots avec assurance, sa voilure de plus en plus visible annonçant le malheur imminent. Pas plus que le Storm Rider, pour tout dire. Il se retourna vers Alvilda.
- Je vais t'donner le temps de te placer sur son autre flanc, petit singe. Une fois ce rat d'cale envoyé par l'fond, je t'apprendrais à faire obéïr ton équipage. Et si t'es bien attentive à la l'çon, je te fourrerais bien profond. Sans attendre sa réponse, Cross fit volte-face pour se retrouver face à son navire.
A VOS POSTES, ENFANTS DE PUTAINS ! Et les pirates de Barbe-d'Os de s'éxécuter pour de bon, rejoignant la sûreté relative du navire qui représentait leur petit univers. Ils furent tous prompts à rebrousser chemin, s'aidant des grappins et des cordages ballants pour échapper à la Vierge qui n'était heureusement pas trop éloignée du Storm Rider. Nate les imita après avoir abandonné la proximité d'Alvilda, atterrissant sur le pont supérieur de son navire d'où il put clairement discerner sans longue-vue la voilure menaçante du bâtiment de Jambes Rouges, dont le grand-mât était orné de son pavillon noir. Il ne s'attarda pas davantage et fit une fois encore retentir sa voix puissante, ordonnant que les derniers grappins soient récupérés et que les blessés soient évacués dans le local du doc. Les corps seraient mis dans les cales pour que le tri en soit fait plus tard, le pont devant être dégagé au plus vite pour que les marins puissent manœuvrer sans être gênés.
Le Rider allait constituer la première cible de Jambes Rouges puisqu'il était positionné pile sur sa trajectoire et Cross était tout à fait conscient que l'assaut -mené ou supporté- serait des plus périlleux. Il allait falloir malgré tout compter sur la Vierge du Cap pour se sortir de ce mauvais pas, ce qui fit maugréer Barbe-d'Os.
Se fier à un autre pirate relevait autant du suicide que de la bêtise.