Nights of the Nighty Night (Élysia)

Cette hôtel me met un peu mal à l'aise. Il est très joli et luxueux, de toute évidence bien tenu et le personnel est pour le moins charmant. Ma chambre est un vrai petit appartement, mais malgré sa surface elle n'a rien d'étroite ou tassé. Elle est aussi fonctionnelle que possible, confortable et ses couleurs chaudes en font un parfait petit nid. Et c'est tout le problème : j'ai pas l'habitude de nager dans ce genre de confort. Même le grand lit est parfait, ni trop dur ni trop moelleux.

Tous les endroits où j'ai vécu avaient leurs défauts, leurs petits tracas qui les rendaient unique. De la maison de ma mère en Irlande où on se caillait en hiver à mon appartement actuel avec son balcon trop long et étroit pour ressembler à quelque chose. Ici rien à redire, pas le moindre défaut. Je vais m'y faire, mais c'est encore un peu trop nouveau pour moi. Je regrette déjà le moment où je devrais repartir, ça m'a empêché de me concentrer tout l'après-midi.

Je laisse tomber mes copies à corriger et vais ouvrir la porte coulissante qui donne sur le jardin. Puis je m'assied sur seuil, à même le sol, adossée au mur. Le soleil est en train de se coucher, les lampadaires ne sont pas encore allumés. Le ciel étire un long dégradé de l'ouest pâle à l'est bleu sombre. Quelques nuages cotonneux s'y baladent, tirant du rose à l'orangé, semblant sortis de nulle part. Dans le jardin de jeunes femmes en kimonos ramassent les pétales et les fleurs roses tombées des cerisiers pendant que j'étais dans ma chambre.

Je les regarde faire, je guette les changement d'ombre et de lumière du à la lente descente du soleil. Pour un peu j'en oublierai qu'il y a une ville autour, tout est si calme ici.

Le soir venait de retomber sur le Nighty Night. C'était à cette heure que les repas du soir étaient préparés dans le restaurant et que les cocktails, traditionnels ou tropicaux, étaient à la disposition des locataires. C'était un autre service exclusif aux locataires à durée indéfinie; les repas étaient gratuits, alors que dans d'autres hôtels permettant la location sans limite, il fallait faire sa propre épicerie. Mais malgré ce cadeau, certains, en raison d'allergies et autres maladies, devaient tout de même faire quelques courses pour ne manquer de rien.

Élysia, pour sa part, passait au peigne fin les demeures de ses locataires pour s'assurer qu'aucun ne s'adonnait à des expérimentations pour le moins illégal. Malgré sa tolérance, elle n'autoriserait jamais l'installation d'une société criminel dans les murs de sa demeure. Elle n'a rien contre la marijuana ou les drogues douces, mais le premier imbécile à lui sortir des pilules ou un liquide chimique ne verrait plus la lumière du jour. Alors qu'elle faisait sa ronde, elle se prit les pieds dans quelque chose qui trainait par terre et tomba sur le sol, à plat ventre, avec une telle violence que son kimono s'entrouvrit, encore une fois. Le désavantage de ces vêtements, c'est qu'ils étaient si délicats que faire un soutien solide risquait d'abîmer les vêtements, et la jeune femme n'avait pas assez d'argent pour se racheter un kimono à toutes les semaines, une bonne partie de sa fortune d'antan se trouvant maintenant tout autour d'elle, car elle a servit à fabriquer le superbe complexe qu'elle gérait aujourd'hui.

En maugréant, la jeune femme se redressa et s'empressa de refermer son kimono, replaçant le obi à la bonne place, pour ensuite regarder sur quoi elle avait bien pu buter, avant de se rendre compte que c'était la jeune enseignante. Elle rougit d'embarras et s'empressa de se pencher pour s'excuser et passa vivement ses mains sur les tissus salis par ses sandales.

-Pardonnez-moi, pardon, pardon, pardon! Je ne vous avais pas vue!

C'est vraiment très calme ici et... Et tout à coup on me marche sur l'intérieur de la cuisse. Trop surprise je ne cris même pas, je ne fais que sursauter. Mais ça fait mal quand même, j'ai l'impression que mon genoux a échappé de peu à un pliage pour lequel il n'est pas fait. Mais qui c'est ? Il peut par regarder où il... Enfin elle... Elle, la belle propriétaire de l'hôtel. Soudain je ne suis plus énervée au point de me plaindre. Ou plutôt j'ai trouvé plus intéressant.

Son kimono a l'air de s'être desserré, juste assez pour se relâcher un peu. Elle me tourne le dos en se redressant, mais entre ses cheveux blonds j'aperçois la peau pâle de sa nuque et de ses épaules. Cette vision est sensuelle suffit à me faire tourner la tête une seconde, et la seconde suffit à la propriétaire pour fondre sur moi pour frotter la trace de sa sandale sur mon jeans.

-Pardonnez-moi, pardon, pardon, pardon! Je ne vous avais pas vue!

Mais sentir ses mains sur ma cuisse me prend encore de court. Un frisson me fait vibrer jusqu'au oreilles. Et je rougie, mais surtout parce que dans l'histoire mon temps de réaction est d'une longueur alarmante. Je lève les mains mais hésite à les baisser pour prendre les siennes. C'est que traditionnellement, les japonais ne sont pas fans des contacts physiques. J'ai peur de l'offenser doublement la touchant et en refusant l'attention qu'elle me doit en tant que maîtresse de cet hôtel.

- Ce... Ce n'est rien, vraiment !

C'est rien, mais ça me fait quelque chose. Je devrais lui dire d'arrêter... Je devrais vraiment

Alors qu'elle retirait enfin la marque de poussière de la cuisse de l'enseignante, elle remarqua que celle-ci dégageait une douce odeur que la jeune femme avait appris à reconnaître. Elle eut alors un énorme sourire qui aurait pu s'apparenter à celui d'un chat satisfait, les yeux mi-clos dans une expression de satisfaction amusée. Mais le plus intéressant, c'était les pensées qu'elle percevait de Yamagashi.

-Je ne suis pas japonaise, enfin! Je suis blonde, je suis grande, et ma peau est blanche.

Elle se pencha alors et posa un petit baiser sur la joue de la demoiselle.

-Et j'aime beaucoup les contacts physiques. Mais pour l'instant, je vous suggèrerais de prendre le repas du soir avant d'avoir l'estomac vide et de ne pas arriver à le calmer.

Sur ces mots, la jeune femme se redressa prestement, secoua vivement son kimono pour en chasser la poussière avant de faire demi-tour. Élysia avait fait dos à sa vie de luxure pour vivre une vie normale et permettre à sa fille de vivre comme une humaine, et elle avait même tenté de se caser avec Diane, avant que celle-ci ne la mette dans la triste situation de l'abandon, et maintenant, elle n'avait pas envie de retomber dans un monde de sexe sans sentiment, même si l'enseignante était très belle. Certes, elle l'avait embrassée sur la joue, mais elle était comme ça avec à peu près tout le monde et personne n'en faisait plus de manière. Une fois à l'intérieur du restaurant, la propriétaire se donna une bonne claque sur la joue pour se réveiller un peu avant de voir que sa fille faisait de même, juste à côté d'elle. Surprise par ce geste, elle s'agenouilla et frotta vivement la joue de la petite, qui se mit à pleurer après sa propre gifle.

-Ne prend pas les mauvaises habitudes de maman, trésor...
-Fait mal, maman, renifla la gamine.
-Bah voilà pourquoi tu ne dois pas faire ça...

Parfois, Eva était un peu conne. Mais vu les bêtises que sa mère peut faire ou dire, ce n'est pas nouveau. Il valait juste mieux pour tout le monde sur cette planète que personne n'aie la mauvaise idée d'en profiter, parce que la Démone n'hésiterait pas un seul instant à mettre ce monde à feu et à sang pour retrouver son bébé. Bref, le repas était servi sur les tables, et la jeune femme s'installa avec sa fille à l'une d'entre elles, à quatre places, attendant voir si quelqu'un aurait le courage de venir se joindre à elle.

-Et j'aime beaucoup les contacts physiques.
- Je vois ça.

Ok, là ça devient bizarre de chez bizarre. Depuis que je suis arrivée à Seikusu j'en ai vu des choses étranges, parfois dérangeantes. Cette fois, justement je n'ai rien vu. Qu'elle ait compris que je la crois aussi à cheval que les Japonais sur les convenances : ça passe encore. Vu le cadre et sa façon de s'habiller je ne dois pas être la première. Mais qu'elle est deviné aussi précisément ce que je pensais, au point de le dire exactement comme je l'ai formulé dans ma tête : ça c'est bizarre, et peut-être plus dérangeant que tout ce que j'ai vu jusqu'ici. C'est qu'à force de fréquenter des gens hors normes j'ai la cafetière qui chauffe vite. Et je me demande si elle n'a pas lu mes pensées ou un truc du genre... Elle est peut-être même encore en train de le faire en se relevant.

Elle repart vers le restaurant. C'est vrai qu'il commence à faire faim. Mais j'hésite à la suivre. Et si elle lisait vraiment dans les pensées ? Si elle était capable de voir... Je préfèrerais ne pas y penser, ce serait trop horrible. Je suis plutôt à l'aise avec moi-même, mais comme tout le monde j'ai mon petit jardin secret. Qu'une télépathe vienne faire un petit tour dans mes délires doux-dingues ne me dérangerais pas vraiment. Qu'elle vienne fourrer son nez dans ma collection de problèmes à moitié réglés non plus. Ce qui serait vraiment un drame pour moi, ce serait qu'elle puisse gratter plus profond. C'est pas pour rien qu'on enterre ses problèmes. J'en ai pas beaucoup, mais ils m'en ont vraiment fait baver avant que j'arrive à les tasser dans leur trou.

Je prend une grande inspiration pour ravaler tout ça. Je me lève et part vers le restaurant... Et je le regrette vite.

-Fait mal, maman.
-Bah voilà pourquoi tu ne dois pas faire ça...

En les voyant toutes les deux je n'ai qu'une envie : partir en courant. Calme-toi, Hitomi ! T'as déjà affronté ça et t'as été plus forte ! Et c'est encore partout dans ta vie, jusque dans ton boulot. Je serre les dents en suivant du regard la gentille maman et sa gamine qui vont s'asseoir à une table. J'ai bien envie de passer mon chemin pour aller manger ailleurs, mais ça reviendrait à fuir. Non, j'entre dans le restaurant. Je sais que ça va remuer des choses vraiment moche, et que ça va faire très mal.

Je sais aussi que je ne peux pas y échapper. J'ai déjà affronté ça et j'ai été plus forte ! Je le suis encore ! Tout ce que j'espère c'est que cette femme ne lit pas vraiment dans les pensée, et que j'arriverais au moins à faire bonne figure devant sa fille et ses clients. Merde, si elle capte même vaguement l'état dans lequel ça me met, elle aura plus bien d'appétit. C'est qu'avant que je les écrase, ces problèmes ont failli avoir ma peau. Je m'approche de leur table avec un grand sourire.

- Puis-je ?

Eva était définitivement un peu bête, parfois, mais ce retard mental est justifié par sa grande longévité comparativement à celle des humains. Plus lente que ses camarades humains, elle a beaucoup de mal à s'intégrer, mais le pire était les pulsions violentes qu'elle subissait et qui la poussaient à réagir très fortement aux moqueries et autres méchancetés. La Démone ne comptait plus le nombre de fois où elle avait dû se pointer à l'école pour aller s'excuser devant un professeur et une famille furieuse après que la petite fille ait tenté de faire la peau à un enfant un peu trop sûr de lui, et elle ne comptait également plus le nombre de fois où un représentant du département de la protection de la jeunesse avait tenté de lui ravir son enfant pour la mettre aux soins d'une famille supposément plus compétente. Pour vous résumer la conclusion de ces discussions; à chaque fois qu'un d'entre eux vient la voir, un représentant remet une étrange lettre de démission et disparait dans la nature.

Après avoir lavé les petites mains de son enfant avec un linge propre, elle lui donna de la nourriture coupée en petits carrés. L'enfant se désintéressa totalement des légumes pour s'empiffrer de la viande bien saignante qu'on avait préparé pour elle. Étant une jeune semi-démone, son régime était essentiellement carnivore, mais comme c'était plutôt étrange de laisser une enfant manger de la viande encore rouge, elle devait la faire cuire juste assez pour qu'elle semble cuite sur le dessus, mais encore molle et juteuse à l'intérieur.

Les sens de la démone la ramenèrent alors vers son invitée et elle remarqua son air déstabilisé. Elle laissa sa fille manger en paix et posa son regard sur celui d'Hitomi, perçant jusqu'à son âme pour comprendre finalement que la démonstration de ses dons télépathiques l'avaient effrayée. Elle poussa un soupir et glissa une main dans ses cheveux.

-Je ne lis pas les pensées, précisa-t-elle pour essayer de rassurer la locataire. L'esprit humain n'est pas un livre ouvert que je peux feuilleter à mon loisir. Je suis simplement capable de ressentir les émotions. Si vous voulez un exemple de ma situation... imaginez que vous ouvriez les yeux à nu dans une piscine pour essayer de discerner un objet qui est au fond de l'eau. Grâce à sa forme générale, vous parvenez à deviner à peu près ce que cela est, mais la certitude, c'est un autre domaine.

La jeune femme regarda l'enseignante dans les yeux et lui prit une main entre les siennes, plus petites.

-Ne vous inquiétez pas. Votre vie privée vous appartient, et je sais quel effet cela fait d'être à nue à l'esprit des autres. Je n'ai pas l'intention de vous pourrir la vie. Vous pouvez me faire confiance. Mais si vous avez de la peine ou si vous avez mal, pardonnez-moi, mais je serai la première à le savoir et à tenter de vous aider.

C'était dans sa nouvelle nature. Ayant fréquenté plusieurs milliers de personnes pendant sa vie, elle avait développé ce comportement de confidente et d'amie du monde entier. Elle n'avait plus les vices d'autrefois, et même si certains côtés de son ancien elle-même lui manquait, comme les orgies et les gang bang, ou même les repas gargantuesques dans un temple de la Gourmandise, elle n'avait aucun regret à être qui elle était aujourd'hui.

Elle fit alors venir une des serveuses et lui demanda de lui apporter une de ses recettes secrètes. Bientôt, un morceau de filet-mignon, des légumes cuits à la vapeur et une petite bol de riz était déposée devant Hitomi et la jeune femme étira un grand sourire.

-Mangez. C'est moi-même qui ait préparé les épices, mais personne n'y a jamais goûté. Mais... juste pour vous rassurer...

Elle se pencha et découpa une tranche du filet mignon et le mangea pour l'assurer qu'elle n'avait pas empoisonné le repas et fit un clin d'oeil à la jeune femme. Non, tout ce qu'elle avait fait, c'était mélanger une petite drogue particulière qui avait le don de relaxer les esprits et calmer les maux du coeur. Parfois, certains y trouvaient un certain calme, d'autres cherchaient à combler le vide dans les étreintes de la passion, mais cela dépendait de chaque individu.

La métaphore de la piscine me dérange un peu. Je la comprends, mais si je devais me représenter ce qui me travaille depuis déjà un bout de temps il faudrait plus qu'une piscine. Et toute seule en train de flotter entre Godzilla et le Kraken, je ne serais pas vraiment à mon avantage. Ce qui me rappelle quand même que c'est moi la patronne dans ce scénario capilotracté, et que si mes monstres deviennent trop envahissant je peux les renvoyer à niche. Mais je préfère éviter d'entrer dans les détails devant les clients, et surtout la petite fille qui a l'air de se régaler sans trop chercher à comprendre de quoi sa mère est en train de parler. De toutes façons, si ce don est de famille, elle doit piger bien mieux que moi. Je sourie à sa mère qui vient de prendre ma main dans les siennes.

J'entrouvre à peine la bouche pour lui répondre que je décide de me taire. Rien de grave derrière cette décision, mais disons que je suis pas certaine de la formule. Si on résume j'ai pensé qu'elle lisait dans les pensées, et comme j'ai pensé à des choses graves -auxquelles je préfères éviter de penser - j'ai naturellement pensé qu'elle avait compris que j'y pensais. Mais je voulais pas qu'elle pense que je suis tourmentée par ces pensées, même si je pense que je lui suis un peu, et qu'elle me prenne en pitié, pensant que je suis pas au clair avec tout ça. Donc j'ai pensé qu'il valait mieux lui en parler pour voir si les mots pouvait clarifier mes pensées. Mais comme elle ne lit pas vraiment dans les pensées autant éviter d'y penser... Heureusement que j'ai pensé à la fermer.

-Ne vous inquiétez pas. Votre vie privée vous appartient, et je sais quel effet cela fait d'être à nue à l'esprit des autres. Je n'ai pas l'intention de vous pourrir la vie. Vous pouvez me faire confiance. Mais si vous avez de la peine ou si vous avez mal, pardonnez-moi, mais je serai la première à le savoir et à tenter de vous aider.

Même si ce qu'elle dit est sensé me rassurer ça me fait tiquer. À l'époque où mes gros démons ont surgi des abysses il s'est passé exactement le contraire. Au moins ça confirme son explication.

- Merci.

Le moment est mal choisi pour parler de ça. Je baisse les yeux vers la gamine qui mange toujours ses petits dés de viande. Finalement ce n'est pas si difficile d'être assise à leur table. Sur les indications de la maîtresse de maison, une serveuse nous amène un vrai petit festin. Une recette personnelle, que je suis la première à goûter, ou plutôt la deuxième vu que mon hôtesse en prend une bouchée "pour me rassurer". Je me demande si elle perçoit ce qui se passe dans ma tête quand je goûte à mon tour son filet mignon. J'ai le cortex gustatif qui passe en alerte rouge tellement mes papilles sont larguées.

- C'est... Intéressant.

Je sais pas trop quoi dire d'autre. C'est pas "bon", parce que "bon" c'est bien mais ça reste banal. Son mélange d'épices n'a rien de banal, c'est d'ailleurs pour ça que j'arrive pas à tout décoder. Il faut quand même que je développe un peu. Quand quelqu'un dit "intéressant" en parlant d'un plat, ça sent furieusement l'hypocrisie.

- Désolée, j'adore. Mais je n'ai pas l'habitude des plats aussi fins. Quand je suis au Japon je mange surtout léger pour garder la ligne... Ou perdre les kilos que je prends en vacances.

Je n'en dit pas plus pour l'instant. Cet aspect de ma vie, je pourrais en parler pendant des heures. Rien que d'y penser je sens que Godzilla et le Kraken font moins les malins dans la piscine.