Ouvrage à trois [Shenji]

Les Valdur n'étaient pas au lycée depuis très longtemps : pendant toute leur vie, ils avaient toujours évité le milieu scolaire, qui n'avait selon eux rien à leur apporter. En terme de connaissances, la chose était avérée. Ils apprenaient cent fois plus vite seuls dans leur coin qu'en suivant une masse d'élèves beaucoup plus lents et beaucoup moins brillants qu'eux.

En revanche, il y avait un autre type de connaissance que l'isolement n'apportait pas, et c'était celle des individus. Bien sûr, ils avaient quelques contacts professionnels, des gens qui avaient su les repérer et repérer leur talent. Mais les jumeaux n'avaient pour ainsi dire aucun ami, personne en dehors de leur cercle familial avec qui parler de sujets futiles, de leurs passions, de leurs tracas quotidiens.

Ils n'en souffraient que moyennement. Entre-eux, ils étaient bien. Mais ils avaient visionné la vidéo d'un coach de vie qui était très clair sur le sujet. C'était en faisant de nouvelles rencontres que l'on avançait dans la vie. Il fallait viser les lieux de socialisation. En la matière, le lycée était l'endroit parfait, grouillant de très diverses personnes de leur âge.

Malheureusement, ils étaient encore très mal accommodés à cet environnement nouveau. Depuis qu'ils étaient rentrés dans l’établissement, ils n'avaient encore su s'intégrer à aucun groupe. Alors comme à la maison, ils passaient tout leur temps de pause à discuter l'un avec l'autre. C'était, bien sûr, en classe qu'ils brillaient le plus, et ce n'était pas répondre à des questions évidentes qui les embarrassait, mais qu'ils aient réponse à tout qui agaçait les autres élèves. Très vite, ils avaient acquis la réputation d'être deux je-sais-tout particulièrement étranges. Une réputation qui les éloignait encore plus de la popularité qu'ils recherchaient.

Mais ils s'étaient décidés, à l'occasion d'un projet de sciences, à montrer aux élèves qu'ils n'étaient pas que des puits de savoir, mais également des individus capables « de faire des trucs cool ». Le projet de science rassemblait plusieurs classes et plusieurs promotions. Les groupes, de trois ou quatre, avaient été sélectionnés en faisant passer une feuille de papier recouverte de cases, où chaque case représentait un nom. Les jumeaux avaient inscrit leur nom dans une case vide au hasard, puis avaient passé la feuille au rang suivant.

À la fin de la distribution, ils étaient allé voir la liste, et avaient constaté qu'un élève avait été placé avec eux. Quelle était la raison de ce placement : erreur, hasard, dernier groupe disponible, véritable volonté ? Ils n'en savaient rien, mais comme le nombre requis était trois, ce n'était pas un problème. Peut-être même qu'un professeur avait dissout un groupe de quatre pour leur fournir un partenaire.

« Shenji Kazita.
– Tu le connais ?
– Non. Son nom me dit un truc. Mais c'est peut-être un homonyme.
– Un auteur de manga, c'est ça ?
– Oui, mais son âge ne correspondrait pas.
– C'est peut-être son fils ou son neveu. Ou alors c'est juste un nom courant.
– On n'a qu'à l'attendre ici. »

Ici, c'était devant l'amphithéâtre où la conférence avait été dispensée. Ils se décalèrent un peu du panneau d'affichage pour laisser d'autres élèves le consulter. Même si on ne les connaissait pas, leur gémellité était manifeste, et n'importe qui cherchant un frère et une sœur devaient repérer facilement les deux têtes blondes et particulièrement semblables.

Aucun danger à l’horizon. Tout allait bien. Trop bien. En fait, c’était une journée vraiment très pourrie comme Shenji les détestait : une journée de cours. Beurk ! Il haïssait les journées de cours, parce que c’étaient les jours où il ne se passait rien ! Pas de combats épiques contre des méchants ou des monstres, pas de sauvetages héroïques de personnes en danger, pas d’écriture, non plus, ou de dessin. Non, juste du grattage de papier sans grand intérêt puisqu’il s’agissait seulement d’accumuler des connaissances qui ne lui serviraient pas à grand-chose au final.

Et donc, aujourd’hui, c’était une journée comme celle-là. Si on pouvait donner un défaut à Shenji, c’était bien le manque total d’attention en cours. Il partait toujours dans son monde intérieur, révisait ses aventures pour savoir ce qu’il allait coucher sur papier le soir venu. Aujourd’hui ne faisait pas exception à cette règle, et ce cours en particulier était tellement inintéressant (de l’anglais, pensez-vous !) que l’adolescent ne prenait même pas la peine d’écouter d’une oreille comme il le faisait pour les autres.

Quand soudain sonna l’heure de la délivrance ! Shenji bondit sur ses pieds pour aller à cette conférence qui allait le tirer de l’ennui profond dans lequel le plongeait ce cours d’anglais. Oui, l’anglais c’était important, il s’en était bien rendu compte lors de sa rencontre avec Amélie, mais il ne pensait pas croiser des anglophones très souvent, alors bon…

Et à la fin de la conférence… Shenji essaya de se faufiler entre les autres élèves pour ne pas être le dernier à voir ce fichu panneau d’affichage. Le projet de sciences se faisait à trois ou quatre, par groupes choisis plus ou moins aléatoirement, mais certainement pas par les élèves ! Le jeune homme croisait les doigts pour ne pas être avec le gars qui lui avait fait de l’œil toute la journée, il avait des frissons rien qu’à y repenser… Mais non, il ne vit pas son nom à côté du sien.

« Peeter et Stella Valdur… Frère et sœur, donc, sûrement jumeaux puisqu’ils sont au même niveau de classe, et clairement étrangers vu leur nom. Oh purée, j’espère qu’ils parlent bien japonais, eux… »

Il s’écarta un peu du panneau pour ensuite regarder autour de lui. Il finit par les trouver, un frère et une sœur qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, et qui avaient l’air d’attendre. Et en fait, maintenant qu’il les regardait, Shenji se souvenait de les avoir déjà vus. Ils avaient la réputation d’être des petits génies, des incollables à qui on pouvait tout demander. Il s’avança vers eux en souriant.

« Salut ! C’est vous, Peeter et Stella ? »

Mieux valait s’en assurer quand même, histoire de ne pas faire une bourde monumentale.

Un individu s'approcha d'eux en les regardant, et bientôt, il n'y eut plus de doute possible. C'était la personne avec qui ils allaient devoir collaborer pour mener à bien ce projet de sciences. Les jumeaux inclinèrent poliment la tête et sourirent à leur tour.

« C'est nous : et tu es Shenji Kazita.
– On était en train de se demander si tu avais un rapport avec le mangaka.
– Et aussi si tu nous avais choisi volontairement. »

Ils n'étaient pas du genre à arrêter leur réflexion même si quelqu'un de nouveau arrivait en plein milieu de leur conversation. Au contraire, ils cherchaient à l'intégrer au plus vite, pour qu'il puisse fournir le plus rapidement possible des informations intéressantes. Ils observèrent un instant leur interlocuteur. C'était un adolescent un peu plus jeune qu'eux – sans doute la promotion juste en dessous – même si la différence d'âge était presque invisible au premier coup d’œil. Il avait un look qu'ils jugèrent assez excentrique, mais qui leur plu beaucoup.

« C'est naturel, les yeux rouges ?
– Il y a certaines formes d'albinisme qui ne décolorent que les iris.
– L'albinisme oculaire, oui, ça ne touche que les mâles d'ailleurs, ahah.
– Mais c'est transmis par la mère, c'est elle la coupable. »

Toutes les formes de politesse n'étaient pas parfaitement acquises par les jumeaux. Ils n'avaient même pas envisagé que, si la maladie avait bien une origine génétique, le fait de l'évoquer de cette façon pouvait vexer le garçon. En tout cas, le sourire et la coiffure pleine d'originalité de Shenji avait suffi à les mettre dans une très bonne humeur. Le plus pénible aurait été de tomber avec une personne molle qui ne leur aurait fourni aucune motivation, mais avec une apparence aussi exubérante le contraire était à espérer de sa part.

« On va en salle de travail pour discuter du projet, si tu veux.
– On a déjà pensé à pas mal d'effets physiques qu'on pourrait illustrer.
– En fait, il faut qu'on fasse attention à ne pas trop attirer les regards sur nous. Pas de vaisseau spatial ou de centrale nucléaire miniaturisée, par exemple.
– Mais peut-être tu as déjà des idées ? »

Ils étaient d'un enthousiasme débordant, et avaient hâte de commencer à passer en revue tous les sujets qui les passionnaient. Il y en avait tellement ! Les salles de travail n'étaient pas très loin et ils y seraient en moins d'une minute.

Alors que Shenji s’approchait des jumeaux, il eut la nette impression qu’il s’embarquait dans une barque au milieu d’un typhon. Et ça n’a pas loupé ! Direct, il ne s’était pas passé trente secondes que déjà ils essayaient de le perdre ! Bon, peut-être pas volontairement mais le résultat était là.

« Oui, je suis son fils, et non, j’ai pas choisi dans quel groupe j’étais. »

Il avait à peine eu le temps d’ouvrir la  bouche entre les deux questions, alors il avait attendu qu’ils fassent une pause pour répondre aux deux en même temps. Il souriait toujours, même quand ils le dévisagèrent. En s’attardant un peu sur ses yeux, il l’avait remarqué avant même qu’ils n’en parlent. L’enthousiasme du pauvre Shenji retomba d’ailleurs un petit peu quand ils commencèrent à étaler leur connaissance. Ils étaient surprenants et très déroutants.

« Euh, non, moi c’est pas naturel, c’est des lentilles de contact… »

Et hop, les  voilà déjà qui recommençaient ! Shenji avait un peu la tête qui tournait, il était perdu dans le flot de paroles scientifiques, mais il se retenait de rire dans le même temps. En voilà deux qui étaient vraiment très cools ! Et les gens cool se retrouvaient bien souvent dans son manga…

Par contre, chose ô combien étonnante vu leur caractère explosif et leur manière de se renvoyer la balle dans les dialogues (donc à eux deux seulement), ils lui demandèrent son avis pour le projet. Le sourire du jeune homme s’élargit. Oh oui, il en avait, des idées, et avec deux génies comme eux il allait peut-être pouvoir les mettre en application !

« J’avais pensé à un truc amusant, genre des lunettes à rayons X, mais c’est peut-être un peu trop facile pour vous. Et je pense que c’est pareil si je vous propose de faire une machine qui enregistre les rêves. »

Il les regarda avec un sourire en coin, et une étincelle de défi luisait dans son regard. Il voulait les mettre à l’épreuve, parce qu’il se doutait qu’ils ne refuseraient pas un petit défi.

« Alors on pourrait viser plus gros si vous voulez, ou faire deux choses qui fonctionneraient ensemble. Moi je vous suis ! »

Alors lui vint une idée, peut-être un peu idiote, mais qui pouvait être en effet très amusante…

« Ou alors… Pourquoi pas un convertisseur moléculaire ? On pourrait transformer un truc en autre chose, ça peut être sympa. Vous en dites quoi ? Trop simple ? »

Les jumeaux eurent tous deux un grand sourire. Ils aimaient beaucoup qu'on leur propose des idées… même celles qu'ils ne pouvaient pas mettre en pratique immédiatement trouvaient presque toujours une utilité dans le passé. Il ne fallait pas en attendre moins d'un fils de mangaka. Cependant, il leur en fallait choisir une d'une façon réfléchie, pour une fois. Ils s'en seraient voulu d'échouer si c'était pour entraîner leur camarade avec eux.

« Les lunettes à rayon X, on l'a déjà fait, oui. On a une paire chez-nous, on te la fera essayer si tu veux.
– Le convertisseur moléculaire, ça a l'air marrant mais, on tient pas à se le faire confisquer par l'armée.
– Il y a un an ils nous ont pris un appareil qui ré-assemblait les particules à un niveau subatomique, sous prétexte qu'on pouvait irradier tous le pays avec.
– Ils avaient pas tort. Mais on aurait jamais eu besoin d'un truc aussi compliqué juste pour tuer tout le monde. »

Ils arrivèrent en salle de travail, et s'assirent à une table. Peeter attrapa une feuille et un stylo, puis s'apprêta à écrire.

« On va prendre des notes pour la restitution orale après.
– L'enregistrement des rêves, on a jamais vraiment essayé. On a quelques données neurophysiologiques qui pourraient servir… Le problème, c'est que c'est pénible à tester, il faut que le sujet s'endorme, qu'il entre dans une phase de sommeil paradoxale.
– Sauf si on invente aussi une machine à faire faire des rêves. Ce serait génial. On simule le sommeil paradoxal avec des impulsions électriques directement dans le cerveau.
– Oui ! Il nous faudrait un cobaye… enfin, euh, un volontaire.
– Tu serais d'accord, Shenji ? Je crois pas que ça puisse faire mal.
– Non, non, ça peut pas. »

Peeter n'avait pas arrêté d'écrire – il le faisait à une vitesse phénoménale – mais ce qu'il écrivait était déjà bien plus que ce qui sortaient de leur bouche. Il était déjà en train de tracer sur le papier les premiers plans de l'hypothétique machine. Il y avait aussi de nombreuses équations, qu'il dispersait comme au hasard sur la feuille. Il y avait tellement d'abréviations que c'était à peu près illisible. Pourtant, sa sœur semblait comprendre puisqu'elle le regardait faire avec attention et l'arrêtait pour le corriger ou ajouter un détail à certains moments. Leurs joues avaient un peu rougi.

« On te prévient, huit pour-cent des rêves sont à caractère érotique, faudra pas que tu sois trop gêné. »

Le convertisseur moléculaire, non. Shenji ne savait pas ce qu’était cet autre appareil qu’ils avaient mentionné, mais si l’armée leur avait confisqué sous prétexte qu’ils pouvaient faire un meurtre de masse avec, il ne voulait pas savoir. Il n’avait pas plus envie que ça d’être mêlé à des histoires impliquant l’armée.

Par contre, il prenait note des trucs intéressants, comme le fait qu’ils avaient déjà des lunettes à rayons X, ou même qu’ils étaient capables, de fabriquer un convertisseur moléculaire et un irradieur de pays entiers, voire de faire un massacre sans s’encombrer de ce genre d’engin. Ils étaient à la fois flippants et impressionnants. Pour Shenji, majoritairement impressionnants.

Peeter commença à prendre des notes, mais il en écrivait plus que ce qu’ils disaient, sa sœur et lui. Ils venaient à peine de penser à faire un générateur de rêves qu’il y avait déjà des bouts de schémas sur le pauvre bout de papier qui devait surchauffer.

Vint alors le moment où l’adolescent pouvait reprendre la parole, quelque part dans le flot continu de ce qu’ils disaient. Il afficha un large sourire et une pointe de malice illuminait ses yeux rouges.

« Vous pensiez vraiment que j’allais refuser ça ? Les rêves sont la meilleure des sources d’inspiration, si vous devez faire rêver quelqu’un, je veux que ce soit moi et pas quelqu’un d’autre ! »

Non mais… Et même si ça devait être douloureux, il s’en moquait royalement, il voulait vraiment être leur cobaye pour ces tests. Quoiqu’il était certain que vu leur intelligence, il n’y aurait pas besoin de faire un deuxième jet. L’intuition lui disait clairement qu’ils allaient réussir du premier coup.

« 8% ? Oh, ça va, c’est pas la mort… »

Il disait ça comme si ça n’avait aucune espèce d’importance, mais en réalité ses joues avaient très légèrement rougi.

« Et puis au pire, il faut de tout pour faire un monde. Même de ça. »

Il avait bien du mal à savoir si « ça » désignait l’érotisme ou les rêves érotiques, mais ça n’avait, pour le coup, vraiment aucune importance.

« Bon, je vois que vous avez déjà des plans… Besoin d’un coup de main pour quelque chose ? »

Les adolescents étaient ravis, visiblement très satisfaits, et de leur plan, et de la réaction de leur partenaire. Un cobaye humain motivé, c'était vraiment le top, et ils en manquaient toujours. Parce que forcément lorsque c'était l'un des deux qui testait les inventions, comme c'était souvent le cas, ça en faisait un de moins pour concevoir, et ils avançaient deux fois moins vite.

« En fait c'est une moyenne, les adolescents en font statistiquement plus.
– Mais c'est pas important, t'as raison ! Tout ce qu'on verra restera confidentiel, promis.
– C'est super que tu sois volontaire. C'est rare les gens avec autant de bon sens ! »

Alors qu'ils parlaient, les jumeaux ne regardaient même plus Shenji, ils étaient tous deux concentrés sur la feuille. Peeter, qui tenait le crayon, poussa même un gémissement qui ressemblait beaucoup à un gémissement de plaisir, et sa sœur était un peu haletante et rouge. Enfin, comme il fallait s'y attendre, la mine du crayon cassa avec un bruit sec, la main du garçon allant frapper brutalement la table. Il se frotta vivement la partie endolorie, puis releva la tête. Une goutte de sueur perlait de son front, mais il avait l'air très heureux.

« Non, non, je crois qu'on a besoin de rien. On va aller construire ça chez-nous.
– On préfère être un peu… seuls pour travailler. Parfois on perd le contrôle et c'est pas super à voir. T'as qu'à nous retrouver ce soir. Tu pourras passer la nuit chez-nous !
– On habite dans les beaux quartiers. La maison avec un érable.
– Évite de venir avec plus d'un gramme d'alcool par litre de sang, ou après avoir pris de la mescaline. Ça pourrait tout faire rater. »

Stella et Peeter se levèrent et adressèrent encore un sourire à Shenji. Ils paraissaient maintenant pressés, sans doute d'aller mettre leurs idées en pratique.

« Bon, du coup, on te laisse. Salut !
– À ce soir Shenji ! »

Puis ils s'éclipsèrent, courant presque dans les couloirs, et parlant entre-eux… en oubliant sur la table le papier où ils avaient pris toutes leurs notes. Tout ça était difficile à comprendre, mais il y avait quelques dessins explicites : un casque déployant de nombreuses électrodes et relié par un câble à un ordinateur, un cerveau vu de trois-quarts dont certaines zones avaient été grisées, et ce qui ressemblait à un boîtier de commandes légendé « sissetungimise ».

Ah ça, pour être motivé ! Shenji était toujours impliqué à 200% quand il s’agissait de quelque chose qui pouvait l’inspirer. Alors imaginez, une machine à faire rêver… Le rêve, sans mauvais jeu de mots ! En fait, il était tellement enthousiaste à cette idée qu’il ne remarqua même pas le changement d’attitude des jumeaux. Il était à fond dans son délire, il s’imaginait déjà croulant sous une montagne de feuilles de brouillon, toutes remplies grâce à ses rêves, et donc à cette machine géniale.

Il ne revint à la réalité que pour poser sa question, et la réponse le déçut quelque peu. Tant pis, il ne pourrait pas participer à la conception de cette merveille… Il se rendit alors compte qu’ils étaient dans un état un peu étrange, mais il mit ça sur le compte de l’excitation de l’invention. Il était proche de la vérité, à un mot près…

Quand le duo sortit de la pièce, il resta immobile quelques instants, puis son regard descendit vers la table pour se poser…sur la feuille. Pendant cinq secondes l’adolescent ne fit pas attention au morceau de papier gribouillé de partout. Puis son esprit se remit à fonctionner correctement et il lâcha un juron.

« J’en connais deux qui vont avoir du mal à bosser, tiens ! Oh, remarque, malins comme ils sont ils doivent avoir aussi une bonne mémoire. »

Il prit la feuille et l’examina. Ils étaient sûrement déjà trop loin, il n’avait pas envie  de courir pour essayer de les rattraper. Au pire, ça lui permettrait de construire la machine avec eux. Sa lecture, difficile à cause de l’écriture ignoble (caractéristique des génies, paraît-il), ne lui apprit pas grand-chose puisqu’il n’y comprenait rien du tout. Seuls les schémas étaient à peu près à sa portée, et encore. Par contre…

« Sissetungimise… C’est quoi ça ? »

Il observa longuement ce mot, essayant de comprendre son sens. Ce n’était pas un mot à lire à l’envers, il ne semblait pas y avoir de code, mais alors qu’est-ce que ça pouvait bien signifier ?! Finalement, après cinq longues minutes à se casser la tête sur ce problème insoluble, il reposa le papier en soupirant.

« J’abandonne, c’est au-delà de mes capacités mentales ! Je vais juste leur rapporter leur truc ce soir, et on pourra commencer à travailler vraiment à trois. »

Shenji plia soigneusement la feuille et la rangea dans sa poche.

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Le soir, il était devant leur porte. Il avait réussi à convaincre ses parents de le laisser aller dormir chez ses camarades de travail. Il avait tout de même pris son Livre, qu’il gardait précieusement dans son sac à dos.

Niveau vestimentaire, il avait fait simple, ne prenant vraiment que le strict minimum. Il n’avait même pas emmené sa veste tricolore, c’est dire ! Et pour une fois, il ne s’était pas coiffé à grands coups de gel. Ses cheveux lui tombaient assez naturellement autour du visage, ce qui lui donnait un air presque…normal, si on oubliait leur couleur.

La maison à l’érable fut assez simple à trouver. Il observa un moment le bâtiment avant de sonner à la porte. Il était un peu intimidé, il n’était jamais allé dans ce quartier, et tout était trop différent de chez lui pour qu’il se sente vraiment à l’aise.

Après deux bonnes minutes d'attente, ce fut Stella qui ouvrit la porte. Elle avait changé de tenue depuis qu'elle avait quitté le lycée : elle ne portait plus qu'un débardeur en jersey blanc, sans manches, décolleté aussi bien devant que derrière, et un pantalon de jean bleu. Elle était pieds nus. Ses cheveux étaient attachés en arrière en une queue de cheval assez peu soignée. Son habit était humide de sueur, au niveau de la poitrine et du dos, mais elle ne paraissait pas du tout fatiguée, quand bien même elle avait travaillé toute la fin d'après-midi.

« Bonsoir Shenji ! T'es bien, coiffé comme ça, aussi ! Peeter apporte les dernière touches au transmetteur neuronal, il manque plus que toi ! »

Avec un grand sourire elle se décala pour l'inviter à entrer. Le vestibule était dans un style assez chic, avec une étagère exposant en vitrine des objets d'art : vases, poteries mais aussi sculptures en métal plus modernes. Tout était dans un style clairement plus occidental que japonais, même si on retrouvait des influences décoratives ici et là. Différents tableaux de peintres russes, représentant en général des personnages jeunes ou très jeunes dans une nature verte et bleue, parfois accompagnés de petits animaux, ornaient les murs. La jumelle referma la porte derrière lui.

« Notre mère est à New York, comme la moitié de l'année, et notre père… on a pas trop le droit de te dire ce qu'il fait. En fait on devrait pas le savoir. En tout cas, il est pas à la maison. Du coup, on est tranquilles ! On va pouvoir travailler toute la nuit » lui annonça-t-elle joyeusement.

L'antichambre débouchait sur une grande cuisine à l'américaine, avec un bar, qui était reliée sans cloison à un immense salon avec un écran plat et de grandes portes-fenêtres. Tout était très lumineux et très propre, bien rangé, sans le moindre signe de technologie incongrue. Stella traversa la pièce pour arriver jusqu'à un escalier en bois. Celui-ci montait au premier étage.

« T'as trouvé facilement ? Fais pas attention au rez-de-chaussé, nous on le trouve déprimant. »

C'était au premier étage que les choses se compliquaient. Sur les dernières marches de l'escalier étaient déjà posée une poignée de pièces détachées. Puis un couloir où de nombreux morceaux de technologies reposaient à même le sol. Certains étaient électroniques, certains étaient anciens, et certains autres étaient tout simplement étranges, comme des boules de verre où flottaient, comme en lévitation dans l'air contenu, un liquide vert.

Les jumeaux avaient cependant fait un peu le ménage, et c'était praticable pour peu que l'on lève les jambes de temps en temps, et qu'on prenne garde à où on mettait les pieds. Il y avait quatre portes, une était déjà entrouverte. L'adolescente indiqua la première :

« Ici, c'est les toilettes. Elles fonctionnent au xylène recyclé. Fais juste attention à pas tirer la chasse deux fois de suite si tu y vas, parce qu'on pense qu'il existe une chance que ça créer une réaction thermochimique qui mette feu à, euh, enfin, tu vois à quoi. »

Puis Stella se dirigea aussitôt vers la porte entrouverte.

« Voilà, là c'est ma chambre. Oh, ça sent mauvais Peeter, ouvre la fenêtre. »

En effet, il flottait dans l'air une forte odeur de sueur et d'adolescence qui avait jusqu'ici échappé à l'inventeuse, y étant elle-même plongée. Mais le lieu ressemblait davantage à un laboratoire qu'à une chambre. Son frère était en train de tapoter sur les boutons d'un ordinateur portable, posé sur un lit aux draps blancs. La machine était bel et bien relié à un casque qui ressemblait presque trait pour trait aux schémas inscrits sur la feuille que les jumeaux avaient laissée derrière eux.

« Salut Shenji. T'es mignon aussi décoiffé ! Excuse-nous, on a pas eu le temps de se changer. »

Peeter était à peu près dans la même tenue que sa sœur, et n'était pas plus propre. L'adolescent se leva pour aller ouvrir la fenêtre qui avait deux volets… et qui était, avec le lit, sans doute la seule pièce de technologie qui, en apparence, n'ait pas dépassé le XXe siècle. L'air du soir était un peu plus frais.

« On pourra commencer quand tu veux. Est-ce que t'as faim ?
– Peut-être que tu devrais aller aux toilettes, aussi, pour éviter les mauvaises surprises. On a peur que l'appareil soit un peu violent au départ. Il faudra qu'on le règle sur le tas.
– Sinon, t'as réfléchi au type de rêve que tu voulais faire ? »

Toc toc toc… Shenji frappa à la porte et attendit, droit comme un i, qu’on vienne lui ouvrir. Quand Stella arriva il lui adressa son plus beau sourire, celui qu’il faisait généralement aux jeunes filles qu’il sauvait sur Terra. Il la trouvait vraiment mignonne, alors ce sourire lui venait vraiment instinctivement, pour une fois. Son ego, pas trop encombrant, apprécia tout de même le compliment qu’elle lui fit.

Notant qu’ils avaient apparemment pu travailler sans leurs plans, pas étonnant puisque c’étaient des génies, il entra et regarda l’intérieur de cette grande maison qui l’impressionnait presque autant que l’extérieur. Il comprenait pourquoi Stella qualifiait l’endroit de déprimant, mais bon, ça restait immense… Il déposa rapidement ses chaussures et suivit sa guide.

« Oui, ça allait, c’était facile à trouver. »

L’étage était…un peu comme un parcours du combattant, version savant fou. Shenji évita soigneusement de marcher sur un objet ou un autre, tout en prêtant une oreille attentive aux paroles de Stella.

Arrivé à la chambre des jumeaux, bien que la jeune fille l’avait présentée comme « sa » chambre uniquement, il put voir un Peeter aussi négligé que sa sœur, ce qui le fit sourire. Il put voir aussi les objets dessinés à la va-vite sur la feuille qu’il avait ramassée. D’ailleurs…

« Salut. C’était bien la peine que je vous ramène les notes que vous aviez prises, tiens… »

Il nota dans un coin de son esprit le fait qu’il était « mignon » aux yeux de Peeter. C’était déstabilisant, mais pas trop quand même. Après tout, ce qualificatif n’était pas censé avoir une connotation particulière, à la base, c’est juste une déformation de son sens par la société qui créait cette impression.

« C’est bon, j’ai…fait tout ce que je pouvais avant de partir, je suis venu prêt à travailler. Enfin, si on peut parler de travail quand on se dit que je vais juste devoir dormir… »

Il ricana. Un chouette boulot, ça, testeur de machine à rêver. Il devrait peut-être l’envisager à temps plein, il passerait la moitié de sa vie à dormir, et l’autre moitié serait partagée entre l’écriture et les aventures réelles qu’il vivait.

« Pour le type de rêve, j’hésite encore. J’imaginais un truc avec de la magie et des combats épiques, ça serait vraiment cool ! Mais bon, c’est peut-être pas facile à régler, alors je vous laisse faire ce que vous pouvez. Et moi, il me reste quoi à faire ? »

La flamme de l’écrivain brillait dans son regard à l’idée de rêver de combats magiques. Mais si ce n’était pas faisable, tant pis, il se contenterait de ce qu’il aurait, il n’était pas difficile.

Après avoir passé quelques secondes à aider son frère a faire des réglages, Stella jeta un coup d’œil rapide à la feuille que leur avait ramenée Shenji.

« Oh, on a vraiment écrit ça ? On était complètement à côté… heureusement qu'on l'avait pas, parce ce qu'on ne l'a pas fait du tout comme ça, finalement ! » fit-elle d'un ton perplexe.

Elle se permit même de plisser les yeux face aux schémas qu'elle considérait visiblement avec désapprobation, voire avec honte ; comme si les théories qu'ils avaient établis quelques heures plus tôt n'étaient déjà plus qu'une lointaine erreur de jeunesse. Pourtant, si ce n'étaient quelques pièces qui avaient été rajoutées au modèle, et quelques matériaux qui semblaient différents, la machine qu'ils avaient réalisés paraissait tout-de-même très proche.

« On sait qu'on est pas toujours très accessibles, alors Peeter t'a préparé une explication claire et adaptée aux compétences scientifiques attendues par un étudiant de ta promotion.
– Mais ? Non ! C'est toi qui devait le faire.
– Mais Peeter… Non, c'était ton tour ! Eh ! Créer c'est facile, expliquer c'est difficile ! Sérieusement, tu l'as pas fait ?
– Ben non, désolé. Pour moi aussi c'est dur… »

Les deux jumeaux affichèrent un même air désolé. Stella fouilla dans un des innombrables tiroirs du bureau, comme si elle avait pu y ranger la solution, mais elle n'en sorti finalement rien du tout. Elle soupira et revint vers Shenji. Peeter les rejoint quelques secondes plus tard. Concernant l'explication, l'adolescente botta aussitôt en touche.

« Vas-y, commence. Essaie d'employer des mots simples. Explique la difficulté qu'on a eu ?
– Hm. L'une des difficultés concrètes qu'on a rencontrées, c'était que le cerveau a une image de lui-même assez incomplète. Pas rationnelle : impossible à visualiser. En fait, quand tu t'incarnes dans un espace onirique, tu te dis que tu es toi-même, mais c'est juste une impression crée par l'addition de fragments de ton inconscient, parce que le gyrus pré-central est déconnecté des inter-neurones de la moelle épinière à cause de l'innervation du faisceau pyramidal. La proprioception est émulée, mais mal, topographiquement absurde, et…
– Des mots simples, on a dit, Peeter !
– Bon, ça veut dire que tu n'as pas de corps concret dans l'espace onirique. C'est utile parce que sinon les gens risqueraient de bouger quand ils rêvent. Mais ça n'aurait pas été joli à l'écran. Et quand la proprioception est défaillante, toute la projection est défaillante.
– Du coup, on a dû reconstituer ce qui manquait par des algorithmes. Bon, ils sont à caractère heuristique, hein.
– Mais comme l'ensemble du traitement ne peut pas être fourni par ton cerveau… la communication est bidirectionnelle. Ça nous arrangeait aussi parce qu'on peut te faire entrer dans la phase paradoxale rapidement. Par contre ça implique que, ben…
– Tu vas être immergé dans une réalité artificielle indépendante de ton cerveau. Les impulsions créatrices vont dépendre de ton inconscient, bien sûr, mais ton cerveau n'en sera pas l'hôte direct. Il n'en aura pas le contrôle absolu. On fait en sorte qu'il se comporte comme un client qui envoi et qui reçoit des informations.
– Il envoi des informations à la machine : des idées sur ce qui se passe, sur tes actions… et la machine lui renvoi des informations complétées par nos algorithmes, dont on force un peu la cohérence, qu'il interprétera directement comme étant la réalité… est… ce… que… tu vois ? »

Peeter n'avait aucune idée de s'il avait perdu son interlocuteur, et si oui, à quel moment, mais il paraissait réellement s'en soucier. Il était évident qu'il faisait un gros effort, malgré son flot presque ininterrompu et rapide, mais qu'exposer les détails de fonctionnement d'une de leur invention à un novice était à peine plus dans sa nature que dans celle de sa sœur. Cette dernière reprit la parole.

« De toute façon, tu vas bien voir ! Si tu es prêt on va pouvoir commencer… Euh, et sauf si ça te gêne, ça serait mieux que tu te déshabilles – tu peux garder ton caleçon, pas de soucis – pour qu'on puisse te poser les électrodes. On en a besoin pour intercepter et faire remonter certains signaux, et reconstituer tes homoncules moteurs et sensoriels. Puis tu pourras t'allonger sur le lit et mettre le casque. »

Il y aurait une dizaine de petits patchs à répartir, ce que Peeter ferait avec douceur. Ils seraient disposés à des endroits stratégiques ; aux principales ramifications nerveuses. Les premiers trouveraient une place symétrique un peu sous la nuque de Shenji, de chaque côté dans le prolongement des épaules. Puis deux patchs sur chaque bras, les deux sous le niveau du coude, mais l'un se posant sur l'avant-bras, l'autre sur l’extérieur, juste à côté de l'articulation. Un autre au milieu du dos, deux autres encore un peu plus bas, moins écartés que ceux des épaules, et encore deux autres au-dessus de chaque genou. Enfin, les deux derniers seraient les plus délicats à placer, puisqu'il faudrait à l'adolescent légèrement faire descendre son sous-vêtement pour découvrir la partie dorsale haute de ses cuisses. Finalement, serait placé le casque, étonnamment léger et peu contraignant, en comparaison de tous les autres fils.

Si Shenji s’était attendu à ce que la machine subisse quelques modifications entre le papier et la réalisation, il n’avait en revanche pas du tout prévu de la voir déjà construite quand il arriverait. Mais en fait, plus il voyait les jumeaux travailler et plus il les entendait parler, plus ça lui paraissait tout à fait normal qu’il en soit ainsi. Il se contenta donc de les écouter en essayant de capter le sens global de leurs paroles. Ils eurent néanmoins la gentillesse de vulgariser le plus possible, malgré un très léger désaccord sur qui était censé le faire.

En résumé, il comprit qu’on n’était jamais réellement dans son rêve et que du coup ils avaient dû faire des algorithmes (beurk, les cours de l’année dernière !) pour « remplacer » le rêve par une réalité virtuelle sur laquelle il n’aurait que peu (pas ?) d’incidence. Et qu’il allait trouver ça parfaitement normal comme tout bon rêve qui se respecte.

-Je crois que je vois, oui. En tout cas j’ai l’idée générale. Ça a vraiment l’air difficile pour vous de vulgariser alors je me contenterai de ça.

Son sourire rayonnant revint se plaquer sur sa figure. Il était toujours aussi motivé pour les tests, et d’autant plus que ça avait l’air de leur avoir demandé du boulot conséquent !

Stella reprit alors la parole pour lui demander de…se déshabiller. Ah bah oui, c’est plus pratique pour mettre des électrodes sur ton cobaye hein ! Ce dernier acquiesça sans broncher et retira ses vêtements pour ne garder que son caleçon, dernier obstacle à sa nudité, et qu’il n’avait aucun intention d’enlever, non mais ! Il laissa ensuite les jumeaux mettre leurs électrodes là où ils pensaient que c’était nécessaire. Le casque, en effet, lui parut très léger.

-Il est fait en quoi le casque ? C’est vachement léger, c’est de l’aluminium ?

C’était le seul métal léger qu’il connaissait, alors autant tenter sa chance. Avec un peu de bol il aurait l’air un peu moins con que jusque là. Nan parce que bon, il faisait pas bien malin à côté des deux génies. Mais il faisait un excellent rat de laboratoire, et son enthousiasme était largement visible quand il s’allongea, un immense sourire aux lèvres. Ne restait plus qu'à savoir quel genre de rêve ils allaient lui donner à explorer.

L'enthousiasme de leur cobaye déteignait visiblement sur les jumeaux – déjà extatiques à l'habitude. Ils étaient assez reconnaissants toutefois de ne pas avoir à fournir trop d'explications, car ils n'auraient sans doute pas su tout formuler de manière accessible. Peut-être même n'auraient-ils pas été capables de formuler tout court : ils concevaient parfois des choses suivant des concepts qu'ils ne maîtrisaient pas toujours eux-même. Il y avait en effet des théories que quelques fois ils comprenaient instinctivement en résolvant à un problème donné, et qui se perdaient dans les méandres de leur esprit hyperactif avant qu'ils aient eu le temps de tenter de les mettre au propre…

Néanmoins, ils étaient toujours fiers de pouvoir distiller quelques détails de conception. Touchant des doigts le rebord du casque désormais posé sur la tête de Shenji, Peeter répondit quant à sa composition, rapidement épaulé de sa sœur, qui elle se tenait déjà derrière l'écran de l'ordinateur.

« Non, en fait, on dirait un peu, mais c'est pas métallique. C'est un matériau composite, un polymère. Il ne sert pas vraiment à faire des armatures d'habitude… enfin, on a pas des ressources infinies, alors c'est un peu du bricolage, pour le coup.
– Oui, on l'a recyclé ; on s'en servait pour travailler avec des courants à haute tension. La structure elle-même est très isolante électriquement. Tu pourrais prendre un éclair sur la tête, avec ça, tu pourrais ne même pas t'en rendre compte. Mais évidemment, les impulsions qu'on va t'envoyer circulent dans les fils à l'intérieur. »

Une fois le jeune homme couvert d'électrodes allongé, le jumeau lui adressa un sourire rassurant et rejoignit Stella aux commandes de la machine. Cette dernière annonça :

« On va commencer par une phase de calibrage en état d'éveil. Juste quelques tests qui nous permettent de régler l'appareil. Parce que chaque cerveau est différent et puis surtout… comme tu es le premier, on a pas de pré-réglages. On va y aller un peu à tâtons pour cette fois. On devrait pouvoir faire ça vite, quand même.
– Assez simple, cette étape. Tu ne peux pas le sentir, mais on a déjà accès à ton activité cérébrale, en fait. C'est rien de plus que ça.
– Voilà, il va falloir que tu penses à des choses, successivement, quand on te dit, et nous on fait des relevés. Je pense que ça serait mieux que tu fermes les yeux pour ne pas être troublé par d'éventuels stimuli optiques. Peeter, tu commences la procédure ? »

Le garçon saisit une petite feuille blanche qu'il avait vraisemblablement gribouillé lui-même, et lentement donna des instructions. Étrangement patient, pour une fois, il laissait au moins une dizaine de secondes entre chacune d'entre-elles. Secondes pendant lesquelles Stella pianotait à toute vitesse sur les touches de son clavier.

« Le début est facile, c'est la perception sensorielle. Visualise un bord de mer calme et pense aux vagues. Leur bruit, leurs mouvements. L'odeur du large, aussi. … Puis maintenant, la mer s'agite progressivement… Puis la tempête, un raz-de-marée. Le plus d'agitation possible !

Bon, ensuite, l'étape moteur. Imagine que tu joues au tennis. Tu as une raquette dans la main, et tu frappes dans une balle, qui revient. Essaie de bien imaginer chacun des muscles de ton corps, en mouvement. … C'est bon ? Puis tu cours, dans une allée toute droite. Il y a des haies, mais pas très hautes. Tu les sautes, OK ?

On attaque la partie mnésique… C'est quoi la première chose dont tu te souviens ? Pas la peine de répondre euh… pense-y juste. Quand tu étais petit. Maintenant rappelle toi quand tu nous as croisé pour la première fois, devant le panneau d'affichage. C'était quoi la première question que nous, on t'a posé ? »

L'expérience n'avait pour le moment rien du tout de troublante. Pour cause, la communication était pour le moment à sens unique, et Shenji ne pouvait même pas ressentir que la moindre réaction de son cerveau se retrouvait déjà transmise sous forme de données binaires et aussitôt interprétée par les algorithmes. Finalement, elles s'affichaient sur l'écran de Stella qui paraissait parfaitement à l'aise avec leur flux ininterrompu. Sans doute la stimulation intellectuelle la rendait même un peu trop à l'aise – même si le cobaye n'avait aucune façon non-plus de s'en rendre compte.

« Super Shenji, je crois qu'on a t…
– Il reste la phase psychophysiologique. Tu peux songer à quelque-chose de vraiment triste. Genre euh. La mère de Bambi. Ce que tu veux. … Allez, quelque-chose de joyeux. Une expérience réussie ? … Enfin, pour remonter dans tes instincts primitifs euh… tu peux te projeter dans une situation sexuellement attractive ? Voire sexuellement active, tu vois… »

Peeter avait tourné la tête vers sa sœur et lui avait adressé une expression incrédule. Il n'y avait pas de phase psychophysiologique de prévue, puisqu'ils avaient normalement prévu d'effectuer quelque-chose de semblable par exploration directe de l'inconscient. Celle-ci lui répondit néanmoins, silencieusement, en pointant quelques données sur l'écran. La jeune scientifique avait l'air ravie de pouvoir lire grâce au dispositif dans les pensées du jeune homme comme dans un livre ouvert. Son frère savait très bien pourquoi elle faisait ça, à vrai dire, et dans la même situation – s'il avait été aussi intellectuellement stimulé, il se serait peut-être laissé tenté également. Présentement, il trouvait ça un peu ridicule.

Toujours sans un mot, ils se concertèrent et s'affrontèrent à grand renfort de gestes dans le vide. Le résultat de leur distraction fut de laisser leur cobaye sur cette dernière instruction un peu plus longtemps que prévu.

« Ah euh, c'est bon, ça va toujours ? » fit brusquement Peeter lorsqu'il s'en rendit compte. « On va pouvoir t'endormir, je pense… »

Pas de l’aluminium, donc. Raté. Nice try, Shenji. Oh, c’est pas comme si c’était important, mais c’est pas cette fois qu’il aurait l’air intelligent. Quoiqu’il y avait un peu renoncé à force d’entendre parler les jumeaux Valdur. En tout cas, le fait qu’il pouvait résister aux éclairs lui plaisait bien. On sait jamais, un accident bête est si vite arrivé, au moins sa tête ne cramerait pas !

Puis les tests de calibrage commencèrent. Les yeux clos, l’adolescent obéit scrupuleusement aux instructions qui lui étaient données, mobilisant toute son imagination pour visualiser les choses demandées…

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Une mer si calme, si paisible… Un ciel bleu dégagé. L’odeur des algues en décomposition, celle qu’on attribue à tort à l’iode. Mais, tandis que l’eau commençait à s’agiter, des nuages apparaissaient à l’horizon. Des nuages de plus en plus noirs et épais. Le vent soufflait, hurlait même au bout d’un moment. Et la mer se déchaînait, la tempête faisait rage ! Soudain, sans prévenir, l’eau se retira. Elle réapparut quelques secondes plus tard sous la forme d’une vague gigantesque qui vint l’engloutir de sa masse sombre !

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Un match de tennis. Son adversaire : lui-même. La balle arriva vers lui. Il tendit tous les muscles qu’il fallait solliciter et frappa dans la balle de toutes ses forces. Puis il la lâcha et partit vers une piste d’athlétisme, où trois haies attendaient qu’il saute par-dessus. Il le fit. Cet effort mental pour imaginer les muscles qu’il utilisait était plus difficile que pour les perceptions sensorielles, mais il s’en sortait bien.

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Le premier souvenir. Shenji avait trois ans. Il courait dans le jardin de sa maison, mais il perdit l’équilibre et tomba. Il se souvenait encore de la douleur à son genou blessé.

Le souvenir des jumeaux. Que lui-avaient-ils demandé en premier ? Son nom ? Non, ça c’était lui.
« On était en train de se demander si tu avais un rapport avec le mangaka. »
C’est ça. C’était ça, la question. Une interrogation implicite. Ensuite ils étaient partis dans leur dialogue et…

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Ça y est, c’était fini ? Shenji ouvrit les yeux. Mais il les referma aussitôt quand Stella coupa la parole à son frère pour annoncer d’autres tests. Ça ressemblait fort à un imprévu, mais bon, pourquoi pas…

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La mère de Bambi ? Il ne connaissait pas. Mais il se souvenait parfaitement du jour où il n’avait pas pu… Non ! Pas ce souvenir ! Une porte se ferma violemment dans la mémoire de Shenji pour cacher ce souvenir qu’il ne devait pas montrer à des terriens. Au lieu de ça il visualisa un quelconque dessin animé triste, en espérant que les jumeaux n’avaient pas eu le temps de voir la créature aux ailes de plumes qui était très brièvement apparue dans son esprit, s’ils pouvaient voir ses pensées.

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Un événement joyeux. Le jour où Mam’ lui avait offert un kit pour fabriquer un volcan, et il avait réussi du premier coup. L’éruption était magnifique. Il avait sauté de joie tout l’après-midi et avait cassé les oreilles de tous ceux qui pouvaient l’entendre.

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La dernière demande était plus compliquée. Beaucoup plus compliquée… Mais au prix d’un effort considérable, qui lui pris bien une trentaine de secondes, Shenji parvint à visualiser une scène digne d’un hentai de bas niveau. Il laissa courir cette projection un petit moment, avant de se dire que ça faisait assez longtemps comme ça.

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Shenji ouvrit les yeux. Ses joues empourprées en disaient long sur ce qu’il pensait de ce dernier test. Il vit les jumeaux s’engueuler silencieusement et sourit. Le problème des génies, sûrement. Peeter se souvint enfin qu’il y avait une troisième personne dans la pièce et proposa de passer immédiatement au sommeil.

-Ça marche. Dites, si vous pouviez éviter de m’oublier une deuxième fois sur ce genre d’instruction, hein… lança-t-il sur le ton de la plaisanterie.

Il referma les yeux avec un sourire en coin et attendit qu’ils l’endorment.

Stella jeta un regard amusé à son frère. Aucun doute qu'elle ait bien apprécié d’égarer un peu leur jeune cobaye dans des pensées qui n'étaient à vrai dire pas indispensables au bon déroulement de l'expérience. Mais à présent que la machine était réalisée, et même s'il restait encore beaucoup de manipulations à effectuer, projet de science pour l'école ou pas, il s'agissait surtout pour les jumeaux de s'amuser. Sans ajouter un mot de plus, la jumelle appuya sur le bouton assurant l'endormissement du sujet grâce à un afflux continu de stimuli électriques très ciblés (et indolores). Un pétard explosant à quelques centimètres de ses oreilles n'aurait pas le moindre effet. Tant qu'il aurait le casque, actif, sur la tête, il serait impossible de le réveiller.

Le processus était presque indétectable pour le futur dormeur, qui avait à peine l'impression de sombrer. Celui-ci devait simplement se sentir soudainement très calme, les sons environnants baissant de volume et de tonalité.

« Bon voyage... » put seulement entendre Shenji de la bouche de Peeter, la fin de la courte phrase déformée alors qu'en l'espace de quelques secondes il plongeait déjà dans un sommeil profond.

Alors il se mit à rêver.

Sur le moniteur de l’ordinateur, l'image représentant les pensées du garçon se figea progressivement puis disparut. Pendant une minute durant, elle resta dans cette état, parfaitement vierge de tout signe d'activités.

« Stella ? Il devait y avoir un temps de latence de quelques millièmes de secondes, et éventuellement une période de désorientation de quelques secondes du sujet, mais ben, c'est trop long, là. On a rien...
– Je vois ce que je peux faire » fit la jeune fille en tapotant frénétiquement sur les touches de son clavier.

L'image se brouilla légèrement, passa brièvement du noir à un fuchsia qui agressait les yeux, puis retomba dans l'obscurité. Une goutte de sueur perla de sa chevelure blonde. Un peu agacée par l'échec, auquel elle n'était pas habituée, elle lança à son frère :

« Tu es sûr qu'il est vivant au moins ? Notre invention ne peut pas lire ses pensées s'il est mort. Ou alors il faudra qu'on la modifie pour ça.
– Oui, regarde. Ses signes vitaux sont bons. »

Se penchant pour examiner les données à l'écran, Peeter fronça les sourcils à son tour. Il ne savait pas plus que sa sœur d'où venait la panne. La totale incompréhension d'un phénomène en cours après plusieurs minutes de recherche à son sujet était une première pour les jumeaux. Ils leur arrivaient (rarement) de ne pas être capables de faire quelque-chose, mais jamais encore ils n'avaient ignoré pourquoi la solution d'un problème leur échappait.

Les minutes passèrent, sans plus de progrès. Chez les jumeaux, la tension sexuelle montait aussi rapidement que la frustration. Bizarrement, ils n'arrivaient même pas à cerner ce qui n'allait pas... Tout se déroulait exactement comme ils l'avaient prévu, les conditions étaient absolument parfaites... au seul détail près que ça ne fonctionnait tout simplement pas. Leurs esprits, bloqués par un problème insoluble, poussaient leur corps dans des retranchements qu'ils avaient rarement connus.

Exaspérée et essoufflée, Peeter finit par lancer :

« Bon, j'imagine qu'il ne reste plus qu'à le réveiller et qu'à lui expliquer qu'on est deux nuls. »

Sa sœur haussa les épaules. Comme c'était aussi le cas de son frère, elle avait en fait de plus en plus de mal à réfléchir, et tremblait légèrement. Finalement, après une dernière manipulation infructueuse, elle hocha la tête et se dirigea fébrilement vers le lit où Shenji dormait toujours. Un à un elle retira les premiers électrodes, de son côté. Ceux de l'autre côté de la couche lui étant inaccessibles, elle s'étendit sur le matelas et sur le jeune homme pour les enlever à leur tour. Puis, s'affirmant dans une position à califourchon, elle commença à défaire les boutons de son propre jean.

« Stella... qu'est-ce que... tu fais ? »

Lui répondant par un gémissement équivoque, l'adolescente descendit son habit jusqu'à ses genoux, ce qui révéla un sous-vêtement blanc que l'humidité avait rendu presque translucide. Une de ses mains poussa en arrière le casque qui maintenait leur cobaye endormi... alors que l'autre, posée sur son épaule, lui servait de point d'appui pendant qu'elle frottait son entrejambe contre celle de Shenji. La friction imbiba rapidement le caleçon du garçon, les deux anatomies seulement séparées par deux fins morceaux de tissus trempés.

Fallait-il encore préciser qu'il s'agissait d'un rêve ?