AIZEN
«
Je crois qu’ils ont besoin d’une petite correction... -
Petite ? -
Ouais, bon, c’était un euphémisme… Ce que je veux dire, c’est qu’on va aller niquer la gueule de ces sales enfoirés. -
Alors, on est sûrs que c’est eux ? -
Non... Mais ça ne change rien, ça reste des connards malgré tout. »
Quand Koda avait appris que deux de ses hommes étaient morts, il avait été légèrement furieux... Ce qui n’était rien quand Aizen avait appris ce qui s’était passé. Au sein du clan, Aizen n’était pas n’importe qui. C’était le supérieur de Koda et des autres
kyodai, le
shateigashira du clan. Aizen avait été réveillé du lit en apprenant qu’une agence avait été braquée, et que deux employés avaient tué. On l’avait dérangé alors qu’il avait dans les bras deux agréables poulettes, des jumelles, qui lui avaient fait apprécier la beauté des courbes nippones. Des
geishas des temps modernes, qu’on dissociait par leurs tatouages : « Dragon » avait un énorme tatouage de dragon enroulé sur son dos, tandis que « Papillon » avait un tatouage de papillon extrêmement réussi et sophistiqué à hauteur des omoplates.
Une bande avait attaqué leur agence, ce qui augmentait le nombre des braquages sauvages que le clan affrontait. Tout avait commencé il y avait trois semaines, quand des types encagoulés armés de fusils à pompes et de pistolets américains, des revolvers, avaient débarqué dans une épicerie, braquant l’épicier. L’épicerie était sous la protection du clan, et le propriétaire n’avait guère été content d’apprendre que les Guramu n’avaient pas pu le protéger efficacement. Or, les braquages avaient lieu sur le territoire géré par Aizen, un territoire où l’impôt obtenu de la part des commerçants constituait une manne de revenus non négligeable, bien plus que les putes ou la dope. En d’autres termes, cette petite bande était en train de le discréditer, et, plus cette affaire enflait, plus il avait peur que l’Oyabun ne le tue. Akihiro Guramu était le grand chef des Guramu, probablement l’un des types les plus influents de cette ville. Tous les membres du conseil municipal étaient ses amis, de même que la plupart des commissaires de la ville, et on lui prêtait même des amitiés au sein du Parlement. Akihiro avait le bras long, et n’hésiterait pas une seconde à supprimer Aizen, si ce dernier échouait à pacifier la région. Et Aizen n’avait pas spécialement envie de mourir. Il n’aimait pas particulièrement Akihiro, mais il aimait suffisamment la vie qu’Akihiro lui offrait pour vouloir autre chose. Les Guramu ne respectaient guère les traditions, et étaient considérés comme l’un des clans les plus meurtriers de la ville. Le clan avait fortement gagné en importance au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, en aidant les Américains à débusquer les agents communistes envoyés au Japon. Ils avaient aidé à la reconstruction de Seikusu, qui avait été bombardée pendant la guerre, et qui avait perdu l’essentiel de ses ouvriers et de ses matières premières. Depuis lors, les Guramu avaient étendu leur influence sur Seikusu, et se répandaient peu à peu dans toute l’Asie du Sud-Est. Les Guramu avaient aussi réussi à obtenir une fructueuse alliance avec le Yamaguchi-gum, l’une des plus puissantes mafias du monde entier, avec un chiffre d’affaire estimé à plusieurs milliards de dollars par an, et plus de 30 000 hommes à son service.
Par conséquent, ce n’était pas une bande de petits cons qui allaient ridiculiser les Guramu. Aizen savait très bien qu’il n’était qu’un pion jetable au sein du clan, et avait donc mené son enquête. Il avait ainsi appris, en capturant plusieurs petites frappes, et en les torturant, un art dans lequel le crime organisé excellait, qu’il y avait, dans les rues, une petite frappe, qu’on appelait « Smoking ». Smoking était un malfrat qui prétendait protéger le quartier des Yakuzas, et voyait en eux un pouvoir obsolète et dépassé. Il multipliait les braquages pour montrer que la protection des Yakuzas ne voulait rien dire. Ses actions avaient conduit plusieurs commerçants, comme une laverie, à refuser de payer l’argent de leur protection. Aizen était dans une situation délicate. La procédure usuelle voulait qu’on envoie des casseurs pour mettre la pression sur les récalcitrants, mais cet exercice était compliqué. S’il faisait ça, il donnerait raison à Smoking, et risquerait de provoquer une guerre des clans avec des Yakuzas rivaux, qui y verraient une brèche. Aizen était d’ailleurs sûr que Smoking travaillait pour un clan rival. Si Aizen déclenchait une guerre, Akihiro ne se contenterait pas de le tuer, il exécuterait toute sa famille, probablement sous ses yeux, avant de lui faire sauter la cervelle, afin de rappeler à ses lieutenants qu’il ne fallait pas faire de conneries quand on servait Akihiro Guramu.
Aizen avait ordonné une réunion de tous ses lieutenants, ses
kyodai, chez lui. Il n’avait pas encore emménagé dans sa maison, attendant que les travaux soient finis. Les différents lieutenants parlaient entre eux, tandis qu’Aizen, debout devant une vitre, fumait.
L’aube s’était levée depuis deux heures, maintenant, et il essayait de se détendre. Aizen était un homme musclé et bien bâti. Il portait un survêtement de sport, car, après tout, il était chez lui. Papillon et Dragon dormaient toujours, et il ne voulait pas faire de bruits, afin de ne pas les réveiller. C’était un gentleman, après tout. Il était amoureux des deux jumelles, et Dragon portait d’ailleurs son enfant, en gestation dans son ventre.
«
Évidemment qu’ils ont besoin d’une correction ! Ce connard de Smoking m’a encore une fois ridiculisé ! Merde, vous savez combien de fric il y avait là-dedans ?! -
Ils ont une taupe, Aizen, c’est sûr... Quelqu’un leur dit qui... »
Devant cette réponse, qui était d’une stupidité sans nom, Aizen résista à l’envie de tirer une balle dans la tête de cet abruti. Akihiro l’aurait fait, mais, si en plus, Aizen se mettait à descendre les siens, Akihiro l’empalerait... Il se força à rester calme, tirant longuement sur sa cigarette.
«
Je veux savoir la planque de ces fils de putes. -
J’ai peut-être une piste, Aizen… »
C’était Reita qui venait de parler... Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’homme méritait son nom (en japonais, «
reita » veut dire «
grande sagesse »).
«
Mes gars ont capturé un loustic hier... Proche de Smoking, un dealer à la sauvette. J’attendais de vérifier l’info’, mais je crois que le temps presse... Le gars a fini par être très correctif avec l’aide d’un pied-de-biche, et il a donné une adresse... Un entrepôt dans le port qui servirait de base à Smoking. Officiellement, c’est un garage de bagnoles, mais, d’après cette pédale, l’endroit sert aussi de couverture pour un trafic de vol de voitures. »
Aizen hocha la tête. C’était mieux que rien.
«
Je vais aller voir. Vous, réunissez vos hommes, et tenez-vous prêts. Si ce trou à rats est la planque de cet enculé, je veux qu’on fasse le ménage là-dedans. »
KUMA
Kuma, alias « Smoking », était un homme qui, en toute circonstance, cherchait à conserver une certaine élégance. Il était né dans la Toussaint, dans ce quartier minable et pourri où on dealait de la drogue à l’âge de onze ans. Il n’avait pas fait exception. Bien qu’il ait un nom japonais, Kuma était un fils de Coréen. Ses grands-parents s’étaient réfugiés au Japon lorsque la Corée avait sombré dans l’ère du communisme. Persuadés que toute la Corée allait sombrer, et que les Occidentaux n’y changerait rien, ils s’étaient enfuis au Japon, à Seikusu. Les Yakuzas dominaient alors en maître, et son grand-père, un modeste pêcheur, revendait toute une partie de ses bénéfices aux Yakuzas, notamment les Guramu. Un beau jour, sa femme avait eu une forte pneumonie, mais son grand-père n’avait pas les moyens de payer, s’il continuait à reverser sa maigre pitance aux Guramu. Il avait choisi de payer les frais médicaux pour que sa femme se fasse opérer. Une semaine après, les Guramu avaient été le voir, lui avaient brisé les deux genoux avec des pieds-de-biches, avant de le tuer, d’une balle en pleine tête. Ils avaient également abattu sa femme, et battu son fils, soit le père de Kuma. Père était alors un adolescent courageux, mais ça ne l’avait pas empêché d’être frappé, sous les yeux de son fils. Ils en avaient profité pour saccager la maison, et placer sur la gorge de Kuma un couteau aiguisé, menaçant de lui trancher la gorge sous les yeux de son père s’il s’entêtait à ne pas vouloir payer.
Ce qui avait surtout révolté Kuma fut que son père n’avait jamais cherché à se venger, ou à appeler la police. Au contraire, il avait posément expliqué à Kuma que les Yakuzas constituaient la véritable police du Japon. Ils savaient tout, et la police était corrompue. Et lui n’était pas un héros, contrairement à tous ces personnages que Kuma lisait dans ces mangas, des individus courageux, héroïques, qui refusaient de se rendre face aux méchants, et qui cherchaient toujours à se battre. Kuma avait décidé de protéger son quartier contre les Guramu. Il avait suivi l’un des plus vieux principes de la guerre : se rapprocher de l’ennemi, afin de mieux le connaître que ses amis. Il avait travaillé pour les Yakuzas pendant des mois, afin d’apprendre qui ils étaient. Il avait découvert avec effroi que les Yakuzas formaient un empire tentaculaire virtuellement invincible, une Hydre immortelle qui se renouvelait constamment, et bénéficiait du soutien implicite des forces de police. Mieux valait une criminalité organisée et mafieuse qu’une criminalité à la sauvage, anarchique et incontrôlable, comme dans les favelas brésiliennes, devenus des zones de non-droits. Mais Kuma, lui, n’avait jamais oublié cette nuit où les Guramu étaient venus, et le tranchant froid de l’acier contre sa gorge, le baiser du poignard sur sa peau, et le fait qu’il avait mouillé son pantalon, faisant pipi dedans.
Smoking savait que ça allait barder. Les Guramu connaissaient bien trop la ville, et il savait qu’ils avaient enlevé Kim. C’était bien pour ça qu’il avait ordonné qu’on attaque cette agence. Kim était un ami, un Coréen, un vieil ami d’enfance, et il était probablement mort, maintenant. Cet entrepôt était leur planque principale. Kuma l’avait légalement racheté, afin d’en faire un garage, qui avait une activité légale, mais aussi illégale. Ses hommes réparaient des voitures pour pouvoir les voler ensuite, les désosser, et revendre les pièces détachées un peu partout. Bien sûr, ils effectuaient aussi du car-jacking, et volaient des voitures stationnées, multipliant les techniques. Une femme aguicheuse faisait de l’auto-stop pour que le riche banquier pervers s’arrête, ou ralentisse suffisamment, pour qu’un complice le jette à terre, et ne vole sa voiture. L’affaire avait suffisamment bien marché pour permettre à Kuma, qui connaissait des contacts auprès des Russes, d’obtenir quelques armes à feu, afin de mener des braquages. C’était une guerre pour reconquérir le territoire. Un loup aux dents aiguisés qui attaquait le flanc d’un autre loup fatigué.
Kuma avait été à la fac’. C’est là qu’il y avait rencontré Jun, une Chinoise qui avait réussi à faire ses études au Japon, et ne voulait pas retourner dans son pays. Ils s’étaient mariés, autant par amour que par politique, pour qu’elle puisse rester au Japon après avoir fini ses études. Ils avaient une maison dans un autre quartier de Seikusu, et Jun avait mis au monde leur fille. C’était cet évènement qui avait précipité la volonté de Kuma d’agir, de se constituer un solide réseau pour se protéger contre les Yakuzas. Et voilà où il en était. Les Guramu allaient attaquer, mais c’était un revers prévu. Kuma saurait comment rebondir. Ce qui l’inquiétait, en réalité, c’était cette femme qui se trouvait dans l’une des chambres en hauteur. On l’avait trouvé par hasard, dans ce qui ressemblait à un cratère d’astéroïde, et l’injection ne lui avait rien fait.
*
Je n’ai jamais cru à ces rumeurs sur un autre monde... Mais il existe des individus qui volent en l’air, alors, partant de là... Il doit probablement s’agir d’une mutante du gouvernement...*
La rumeur disait qu’il se passait des choses bizarres près de la base américaine.
«
Je vais me détacher, et te faire passer le goût du mystère. »
Il sourit légèrement, résistant à l’envie d’une cigarette, et attendit plusieurs secondes, avant de parler :
«
Ça, je n’en doute pas, tu as l’air d’être une tueuse née... Tu es l’une de ces mutantes, hein ? Je me demande où est ton costume... Vous, les Américains, vous croyez que le Japon vous appartient, comme n’importe quoi en ce monde. Mais, aussi résistante que ton esprit puisse l’être, ces drogues-là ont été testées sur des militaires, et leur ont fait perdre l’esprit. J’ai assez d’ennemis comme ça pour ne pas avoir le gouvernement en face. »
Inutile donc de faire une demande de rançon, mais il savait quoi faire de cette petite. Il fit signe, et Daisuke, qui était un ami de la fac’, un médecin, s’approcha, et enfonça sa seringue, avec une drogue beaucoup plus forte.
«
On est les derniers vrais héros de cette putain de société corrompue jusqu’à la moelle... J’ignore ce que tu nous veux, mais tu me permettras de rebondir quand j’en aurais fini avec toi. »