Vertiges [Dylan]

Le ciel n'avait jamais été aussi bleu.
Il s'était passé beaucoup de choses depuis son dernier passage sur Terre. Tellement de choses, en si peu de temps. Kyô n'avait aujourd'hui aucune raison précise de revenir dans ce monde grouillant d'humains, qui ne connaissaient même pas son existence. Cela faisait des siècles qu'il n'était pas revenu parmi les hommes simplement pour s'amuser, et il visitait le monde du vingt-et-unième siècle. Il était passé, certes, il y a plusieurs mois, mais il avait eu très peu d'occasions de s'attarder. Là, assis à contempler la ville ensoleillée, il se détendait. Il n'y avait pas de vent. Tout était calme. Le Dieu était vêtu de façon à passer inaperçu sur Terre: chemise blanche, cravate noire, et jean noir. Il alliait classe et sobriété, et pouvait facilement passer pour un étudiant. Ses jambes balançaient dans le vide, il terminait sa cinquième bière. Son regard dominait l'ensemble de Seikusu, de son point de vue élevé. Kyô était assis sur le toit d'un immeuble résidentiel de douze étages, et partageait la corniche avec son pack de vingt-cinq bières d'un côté, et son paquet de clopes de l'autre. Il posait la cinquième bouteille de verre derrière lui, avec les quatre précédentes. Il avait desserré sa cravate et déboutonné son col, parce qe le soleil tapait fort. C'était beau, c'était calme, et ça méritait qu'il s'en grille une. Il cachait son doigt enflammé derrière sa main pour allumer sa cigarette comme pour l'abriter du vent, habitude qu'il avait prise de ne pas montrer du feu noir sur Terre. La dernière fois, c'était un putain de fiasco. Il levait les yeux au ciel et soupirait doucement, laissant échapper d'entre ses lèvres un maigre nuage de fumée. Qu'il est bon de goudronner ses poumons, quand on est immortel.
Kyô était en harmonie avec le monde entier, et la paix régnait. Jusqu'à ce qu'il entende ces nombreuses sirènes faire un vacarme monstrueux dans les rues, le tirant de ses rêveries. Magnez-vous le cul, on aura un mort sinon. Dépêchez-vous, tirez-vous. Ils ne se sont pas tirés. Il s'étaient même approchés, et garés au pied de l'immeuble, voitures de police, camions de pompiers, et même une ambulance. C'était assez difficile de distinguer des traits parmi ces Mortels qui s'agitaient en tout sens et de façon coordonnée, néanmoins un homme en uniforme se démarqua de la foule, un portevoix à la main:

"Monsieur! Quoiqu'il arrive ne faites pas ça! Écoutez... Je sais pas quels sont vos problèmes, mais ça vaut pas le coup de sauter!"

Le Dieu tapota son filtre pour se débarrasser d'un peu de cendre, et regardait à gauche, à droite, partout autour de lui. Il ne comprenait pas. Moment de réflexion, et voilà, il avait peur de comprendre. Malentendu stupide. Les humains et leurs conneries de préjugés. Il se pencha légèrement en avant, et plaça ses mains d'un côté et de l'autre de sa bouche pour crier:

"Nan, c'est bon, ça va aller!"

Allez, casse-toi! Fous-Moi la paix, j'étais bien là! Mortels débiles et irritants. Il buvait un coup sur le toit d'un immeuble, c'était si inconcevable que ça? Pourquoi fallait-il que les gens capables de mourir voient la violence et la mort partout?

"Écoutez, je vois bien que ça va pas, mais croyez-moi tout peut s'arranger! Ne bougez-pas, on vous enverra un expert!"

Un expert? Mais merde! Et puis c'était quoi, ce métier? Expert en types qui boivent des bières peinard mais prétendument suicidaires? Ou alors un type avec un très gros gant de base-ball, pour te réceptionner si tu tombes? Il jeta une de ses bouteilles vides en bas, pour leur sommer de foutre le camp.

C’était une magnifique journée. La voiture roulait aussi vite qu’il pouvait vers les banlieues résidentiels de Seikusu.  Dylan avait les yeux rivés vers les immeubles qui défilaient rapidement, l’aidant à oublier son merveilleux hamburger abandonné sur son bureau… Des policiers l’ont appelée, lui signalant qu’ils allaient venir la chercher, alors qu’elle était en train de dîner… Bon, ce n’est pas comme si c’était la fin du monde. Le devoir l’appelait. C’était un cas d’extrême urgence. Un homme serait perché du haut d’un immeuble, ivre, selon les flics, sur le point de sauter. Il fallait donc qu’elle intervienne…

Dylan se mordillait les doigts, se mettant à douter d’elle. Son autre main jouait avec le pan de sa robe marine. Elle portait également un veston noir. Un regard vers le rétroviseur, croisant les yeux du chauffeur.

« J’ai le droit d’être un peu nerveuse ? »

« Ne me dites pas que vous aussi vous avez le vertige… »

La psychologue s’agita intérieurement, mais fit son possible pour garder sa contenance. Elle fixa le policier d’un regard dubitatif.

« Hein ?! »

« Eh bien, nous avons tentés de contacter plusieurs spécialistes, mais ils avaient le vertige pour mont *aie*…  »

L’autre policier venait de donner un coup de coude à son collègue et tourna la tête pour s’adresser à Dylan…

« L’important est que vous soyez là. Nous avons besoin de vous… »

Dylan soupira longuement en levant ses lunettes pour poser la paume de sa main contre ses yeux. Elle poussa un léger rire, amusé de cette situation, mais elle était également nerveuse. Elle n’avait jamais fait face à une telle situation. Qu’est-ce qui l’attendait ? Tout pourrait arriver…
La voiture se gara à l’embouchure de la rue où d’autres voitures de police étaient stationnées. Un homme avec un porte-voix continuait à parler avec l’homme suicidaire. D’ailleurs, elle dû plisser des yeux pour le voir… Douze étages, c’était quand même beaucoup. On la guida vers le porte-voix. Le policier le lui remis d’un air soulagé. Dylan l’attrapa, pressant accidentellement sur le bouton et fit retentir le feed-back, le son strident qui faisait grincer les dents. Les gens autour d’elle se bouchèrent les oreilles en grimaçant.

« Oups, pardon… Euh… » Elle rapprocha le micro de ses lèvres, tout en levant la tête vers le haut de l’immeuble. « Salut… » … C’était un bon début.

« Je m’appelle Dylan Ellison. Euh… »

Elle regarda autour d’elle, intimidé dans l’idée de devoir parler devant tous ce monde. « Vous permettez que je monte ? » Directe. Elle aura plus de facilité à lui parler directement qu’avec le porte-voix. Elle souhaitait seulement qu’il accepte.

"... Et sinon il vient quand, l'expert?"

Oh, bien sûr il avait compris qu'il s'agissait en fait d'elle, et ce parce qu'elle était arrivée seule, que les regards avaient convergé vers elle dès son apparition, et qu'on lui avait donné le portevoix sans discuter. Ou alors c'était un canon entouré d'hommes. Possible, il était trop loin pour se rendre vraiment compte. Dylan semblait aussi dépassée que lui devant une grille de Sudoku -parce que vous le saurez, les Dieux grecs sont des merdes au Sudoku-, et la bande d'ignares incompétents qui l'entourait était juste risible. Et comme Kyô était une entité supérieure habituée aux conflits et autres emmerdes, il ne résista pas à l'envie de se jouer de toute ce beau monde:

"Mon fils est mort il y a six mois écrasé par un camion de glaces, ma femme est partie en vacances aux Bahamas avec un représentant en cosmétiques, mon patron m'a viré pour une soi-disant insubordination et on m'a coupé le gaz, l'eau et l'électricité! Tout ce qu'il me restait c'était mon chien, et il est mort hier dans un combat clandestin!"

Il avait improvisé ce petit discours au fur et à mesure, et c'était diablement salaud. Selon lui, la réaction la plus logique aurait été Bon ben... tu peux sauter! Mais personne ne pouvait dire ça à cause des bonnes mœurs, et pour éviter de se donner mauvaise conscience. Parce que regarder un homme mourir, c'est pas bien, et que le gens gentils empêchent les gens tristes de se suicider. Parce que les gens se cantonnent dans l'idée qu'il y a toujours un espoir, et que tout peut s'arranger. Certains Dieux voulaient aussi se persuader de ça. C'est pour ça que les idiots sourient tout le temps. Il hésita à rajouter un en plus j'ai un cancer, mais il aurait perdu de la crédibilité vis-à-vis de ce maigre auditoire. Il conclut:

"Si vous pensez pouvoir m'aider, je vous en prie, montez! De toute façon vous tenez pas à ce que je descende!"

Kyô adorait les expressions telles que je vous en prie ou mon Dieu. L'ironie de la situation, qu'il était souvent le seul à saisir, l'amusait beaucoup en général. Il sentit quelque chose le brûler entre ses doigts. Sa cigarette s'était consumée, il l'avait totalement oubliée. Alors qu'un demi-sourire étirait ses lèvres, il attrapait une autre bière. Il haussa un sourcil, pensif.
Merde, qu'est-ce que je leur ai raconté comme conneries, déjà?

Armé du portevoix, -n’ayant pas songé à le laisser aux autorités présentes- elle pénétra dans l’immeuble. Ses pensées œuvraient sur ce qu’elle allait dire.  Bon sang. Le type devait être au bout du rouleau. Perdre son fils, sa femme et son chien, c’était pas étonnant qu’il ait des pensées suicidaires. Alors qu’elle se dirigeait vers l’ascenseur, les regards pesaient sur elle. Tout reposait sur ses épaules, afin de sauver le jeune homme de sa connerie. Dylan avança la tête haute, mais le reste du corps démontrait le stress par sa démarche nerveuse, ses doigts qu’elle craquait et ses joues roses. C’est dans ces cas-là où elle aurait aimé avoir plus d’assurance et crier aux gens de dégager la voie…


Une fois à l’intérieur, on lui indiqua comment se rendre jusqu’au monsieur. Elle prit l’ascenseur jusqu’au dernier étage et de là elle prit un escalier qui menait  vers le toit. Après un profond soupire, elle poussa la porte. Une légère brise leva sa chevelure. La première chose qu’elle vit était la magnifique vue qui s’étalait assez pour voir la ville. Elle balaya rapidement les lieux du regard, un peu craintive de tomber sur le gars, au bord de l’immeuble, près à sauter… La psy avait vu trop de film… Une fois le porte-voix posé, elle fit le tour rapide des lieux, en interpellant d’une voix faible l’homme.


« Monsieur ? »


Elle vit un pack de bière et des cigarettes traîner au sol. Dylan en déduit que le suicidaire devait être ivre.

Le Chef de Police Maeda, quarante-six ans, était un homme d'action. Fort bien bâti, il ne se sentait à sa place que lors des situations périlleuses. Aussi, malgré ses cheveux poivre et sel et ses pattes d'oies aux coin des yeux, il était bien plus vif et bien plus vigoureux que tous les officiers qui l'entouraient. Il avait ce charisme d'homme mûr et la voix ferme qui reflétaient l'expérience du terrain. N'importe lequel de ses hommes l'aurait suivi aveuglément jusqu'au fin fond des Limbes. Ses yeux vert pomme étaient rivés sur les plans de l'immeuble, et il caressait sa courte barbe en faisant travailler ses méninges. Il en avait vu d'autres. Il savait très bien que les psys et autres négociateurs n'étaient qu'un gain de temps. Et il préparait l'intervention de ses forces avec une minutie digne d'un grand stratège militaire. Alors que ses subordonnés et lui faisaient le point sur la situation à l'arrière d'une fourgonnette, un officier ouvrit les portières arrières à la volée, l'air effaré:

"Chef! Les médias viennent d'arriver, et le type en haut semble agité, il arrête pas de faire des grands gestes!"

Maeda sortit la tête du véhicule, et jeta un œil en haut de l'immeuble: En effet, Kyô agitait sa main droite en l'air, et semblait crier quelque chose. Malheureusement, le vent qui s'était levé noyait ses paroles dans l'air et les rendait incompréhensible. Il tourna la tête: parmi les badauds qui s'étaient attroupés, un groupe de lycéennes se trouvait pile là où Kyô semblait regarder.

"Officier? J'ai plus besoin de vous. Allez faire la circulation, rue Meiji."

Ainsi s'achevèrent les ambitions de l'officier Meekins, jeune homme d'origine anglaise qui souhaitait monter en grade. Il se retrouvait à l'autre bout de la ville à réguler le trafic des véhicules, parce qu'un suicidaire avait fait coucou à trois jeunes femmes. C'était connu pourtant: quand Maeda était occupé, on ne l'interrompait qu'en cas d'extrême urgence.

Plus haut, l'attention du divin avait été retenue par une autre demoiselle, qui avait fait irruption sur le toit, un portevoix à la main. Lunettes, cheveux courts, robe courte, veston noir. Oh, l'experte! Il se demanda s'il n'avait pas un don pour s’attirer toutes les filles mignonnes chaque fois qu'il allait quelque part. T'es un aimant à gonzesses, Kyô! Il s'efforça de cacher son demi-sourire en prenant une mine dépitée, puis tendit une bière à la demoiselle, emprunt d'un ton caverneux et à moitié dépressif:

"Vous buvez pendant le service? Moi non. Mais je bosse pas."

Il renifla, les yeux larmoyants. C'est rigolo! Il fallait se présenter. Vite, un nom! Oh, trouvé.

"Je m'appelle Mazui. Kusegami Mazui. Je suis...J'étais représentant en joints d'étanchéité pour conduits d'évacuation de climatiseurs de morgue."

Avec un nom aussi foireux et un job aussi pourri, c'était la cerise sur le gâteau. Personne ne pouvait récupérer un cas pareil. Voyons jusqu'où va l’espérance des humains.