« Son Altesse le Baron d’Ethelwinrray réclame humblement une hausse des financements publics, suite aux récentes tempêtes de neige qui ont tué nos récoltes. »
Silencieusement, la Princesse écoutait l’homme parler. Assise sur le trône de son père, elle se sentait minuscule dans cet énorme fauteuil. Les accoudoirs étaient immenses, et, dans sa belle robe blanche, elle sonnait faux. Quand elle serait Reine, il faudra sans doute qu’elle refasse son trône, qu’elle l’ajuste à sa petite taille. Elle n’aimait pas ce fauteuil. Il était fait pour son père, qui était reconnu comme l’un des plus massifs Korvander que la lignée ait jamais réussi à produire. Tywill Korvander était énorme, et elle, elle était reconnue comme l’une des plus frêles Korvander que la lignée ait jamais réussi à cracher. En ce jour, son père n’était pas là pour recueillir les doléances de ses sujets. Afin de préparer Alice à la gestion du royaume de Sylvandell, elle le remplaçait de plus en plus lorsque des doléances étaient organisées. Elles avaient lieu tout l’après-midi, et il fallait bien admettre qu’elles étaient relativement longues et ennuyeuses.
*Et j’ai mal aux fesses, aussi... Mais siéger sur un pouf ne siérait sans doute pas à une Princesse... J’aurais du penser à demander des coussins, mon pauvre petit fessier me fait souffrir !*
Elle répondit :
« Les tempêtes de neige ont étouffé la plupart des récoltes. Il me semble que la trésorerie a toutefois déjà accordé à la baronnie une hausse des investissements publics, en réparation pour... Hum... L’incendie de vos greniers, je crois.
- Un incendie qui a été provoqué par le souffle des dragons, Votre Altesse se justifia l’homme. Quand ils sont dans leur saison des amours, les dragons soufflent fort.
- D’aucuns disent aussi que notre argent sert à financer les... Les fastes banquets que le baron organise signala Alice.
- Je conviens que le baron a un goût assez prononcé pour les fêtes répliqua lentement le messager, cherchant soigneusement quel mot formuler, mais nous puisons dans nos propres caisses pour cela. »
Un léger silence s’abattit. La Princesse connaissait bien Ethelwinrray. Le duc était un séducteur qui aimait faire l’amour avec de nombreuses femmes, et organisait de glorieux banquets. Ces banquets nécessitaient des mets précieux, venant de loin, mais aussi des robes et des costumes, des ménestrels... Ethelwinrray était un baron très dépensier, et il était de notoriété publique qu’il était constamment fauché. N’ayant nullement envie de se battre, elle autorisa à la baronnie des fonds supplémentaires, et, lorsque l’émissaire se fut éloigné, elle précisa :
« Vous demanderez également à la Trésorerie de surveiller attentivement l’évolution des fonds en question. Qu’ils dépêchent un agent pour s’en occuper. Un homme, de préférence. Âgé serait le mieux. Transmettez la requête au Surintendant des finances, qu’il l’homologue, et y affecte un agent.
- Ceci ne plaira guère au Baron, Votre Altesse prévint l’un de ses conseillers.
- Je sais. Mais, même si nous avons de l’argent dans nos trésors, ce n’est pas une raison pour la dilapider inutilement.
- Votre prudence vous honore, Majesté. »
Alice soupira lentement. Il ne restait plus qu’un seul homme avant la fin de la première session des doléances. La Princesse le reconnut. Assez âgé. Quelques cicatrices. L’air fier. Une cape derrière lui, et une barbe blanche. Dondurric Medarion, un capitaine qui avait participé à plusieurs campagnes. Avant de le laisser s’avancer, elle tourna sa tête vers un page.
« Veuillez informer le chambellan que Sa Majesté désire urgemment avoir des coussins sur son trône.
A cette demande, le jeune page regarda la zone concernée, rougit comme une pivoine. Il avait 13 ans. Qu’il rougisse témoignait qu’il avait des pensées qu’il n’oserait jamais avouer à sa mère.
« B-Bien, Votre Majesté... Quand... Quand les désirez-vous ?
- Le terme « urgemment » me semble clair. »
Le page blêmit, et s’éclipsa, conscient qu’il agaçait la Princesse. Relevant la tête, elle soupira, alors qu’un conseiller venait murmurer dans le creux de son oreille :
« Sa Majesté la Reine Isadrel avait pris l’habitude de siéger sur un canapé, pour éviter ce genre de désagréments. »
Alice eut un léger sourire en coin à ce rappel. Isadrel Korvander était l’un de ses idoles, une femme douce et belle, qui avait pourtant mené d’une main de fer l’une des plus grandes campagnes de l’Histoire de Sylvandell. On l’appelait Isadrel Korvander la « Pendeuse », car, sous son règne, elle avait fait pendu un nombre très élevé de prisonniers et d’opposants politiques. Sylvandell était alors menacée d’une guerre civile. Alice oublia cette histoire, et fit signe d’annoncer le prochain sujet. Immédiatement, un homme tapa avec un bâton sur le sol, et parla d’une voix forte :
« Sir Dondurric Medarion, Sa Majesté la Princesse Alice Korvander ! »
Medarion s’avança alors, montant la succession de petites marches menant à la « salle du Trône ». Il s’agissait de la salle à manger, et Alice était à l’entrée de cette longue table en forme de long rectangle. Une salle en pierre austère, avec, dans les coins, de nombreuses cheminées. Le soir, lors du repas, on faisait cuire à la broche la viande dans les cheminées. Medarion fléchit poliment un genou, et Alice remarqua alors qu’il avait amené avec lui son fils, et que ce dernier portait une grosse caisse en bois. Tendant sa main gantée, elle laissa Medarion y déposer le baiser de paix, prononçant l’une des formules sacrées :
« Moi, Capitaine Dondurric Medarion, jure par la présente tout mon amour envers Sylvandell, mon profond respect envers le royaume, et jure de respecter par là-même la décision de sa représentante légitime, celle en qui le sang pur des Korvander coule dans les veines. Qu’il en soit ainsi pour ce jour et pour ceux à venir. »
Dondurric se releva ensuite. Alice essaya de voir où elle avait le moins mal. Elle s’appuya sur la fesse gauche. Hum. Non... Fesse droite... Pas franchement mieux. Réalisant qu’on l’attendait, elle parla alors rapidement :
« La Cour vous écoute, Capitaine. »
Hochant lentement la tête, Medarion fit signe à son fils, qui ouvrit la caisse en bois. Quelque chose en tomba alors dans de violents claquements en métal. Grinçant des dents, Alice reconnut quelques écailles en acier, et attendit que ce boucan finisse, avant de lever les yeux vers Medarion.
« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » s’étonna-t-elle.
Medarion parla alors d’une voix forte :
« Ce truc, Majesté, est une armure en acier trempé que j’ai acheté il y a une semaine à mon fils, Duric, pour le féliciter d’avoir été choisi par le Lord Commandeur Marlwin pour être son écuyer.
- Mes félicitations, Duric Medarion. »
Ce dernier rougit poliment en baissant la tête, et Dondurric poursuivit alors. Il avait visiblement quelque chose d’important à dire. Le Capitaine parlait fort. Il était sûrement le maître de foyer. Un militaire forgé dans la discipline. Pour autant qu’Alice s’en souvenait, Medarion avait une maison dans la partie basse de la ville, et plusieurs enfants.
« Cette armure a été vendu par les Loras, des Armureries Loras. Elle m’a coûté plusieurs milliers de pièces d’or, et a été intégralement forgée. C’est de la camelote. Les alliages ont été bâclés. Dès le troisième entraînement, l’armure est tombée en morceau, mais les Loras refusent de me rembourser. Ils refusent de me dire quel est le forgeron imbécile qui a forgé mon armure ! J’ai du dépenser tout mon salaire lors de la campagne dans la Passe de Kaynin pour obtenir cette armure ! C’est un scandale ! »
L’armure était effectivement dans un piètre état.
« C’est regrettable pour vous, mais...
- Je viens demander à ce que les Loras me donnent le nom de leur forgeron, et qu’ils me remboursent ! »
Soupirant lentement, la Princesse ferma les yeux. Discuter avec Medarion risquait d’être difficile, car il était plutôt du genre intransigeant. Un militaire, en somme. Cherchant comment aborder au mieux cette question, Alice se mit à parler :
« Mes pouvoirs ne vont pas jusqu’à juger aussi rapidement, Messire Medarion... commença-t-elle prudemment. Je regrette sincèrement l’état de votre... De votre armure, mais vous comprendrez fort bien que je ne puis uniquement me fier à votre...
- J’ai loyalement servi le royaume pendant trente ans ! M’accuseriez-vous de mensonge ?
- Nullement, Messire Medarion, mais nous avons des procédures à respecter... »
Medarion faillit répondre quelque chose. Il ouvrit la bouche, brandissant le doigt, mais se tut soudain. Prenant cela pour un encouragement, la Princesse poursuivit :
« Je ne peux juger immédiatement que les affaires courantes, et qui ne relèvent d’aucun doute. Je ne remets nullement en cause votre intégrité, Messire Medarion, vos états de service parlent pour vous, mais il convient de déterminer qui est le responsable, savoir si c’est l’armurerie Loras qui a demandé un alliage de mauvaise qualité, ou si c’est le forgeron qui, pour des raisons inconnues, a décidé de le faire. Vous comprendrez que je ne peux pas me permettre de prendre une décision ainsi.
- Et dans combien de mois serais-je remboursé ?! L’entraînement de mon fils commence d’ici une semaine ! Il ne peut pas venir à l’arène sans armure !
- La loi me semble à ce sujet relativement claire. »
Elle tourna la tête vers le greffier.
« Veuillez apporter notre exemplaire du Code civil, je vous prie. »
Sylvandell avait été, il y a fort longtemps, un royaume de droit coutumier, c’est-à-dire que le droit se trouvait uniquement dans la bouche des juges, et dans les recueils de jurisprudence, les coutumiers, que certains nobles faisaient. Progressivement, ce droit coutumier avait montré ses faiblesses : jurisprudence incohérente, que ce soit entre plusieurs chambres, ou même au sein d’une seule juridiction, lecture difficile de la justice, abus de pouvoir des juges, etc... Il y a des siècles, on avait décidé de réunir une énorme commission qui avait scindé les nombreux coutumiers, afin de faire différents Codes, faisant ainsi de Sylvandell un royaume de droit écrit.
L’un des assistants du greffier apporta sur une table route un énorme livre, qui était le Code civil. Il comprenait tout ce qui concernait les litiges entre particuliers, ce qui, naturellement, incluait les conventions. Alice fit signe à deux assistants-greffiers de chercher une section précise, et elle en profita pour se relever, s’extirpant de ce douloureux fauteuil. Elle se pencha sur les pages, et finit par trouver l’article qu’elle cherchait :
« En cas de cession d’un bien entre un professionnel et un particulier, s’il est avéré, au cours d’une expertise, que le bien en question était lésé, le particulier dispose d’une créance provisoire à l’égard du professionnel, équivalente au maximum à la valeur du bien à l’achat. Il reviendra au jugement de caractériser cette créance, ce qui, le cas échéant, peut aboutir au reversement par l’acquéreur du bien de la créance en question, sous les réserves légalement admissibles. »
Alice retourna la table, laissant à Medarion le soin de lire cet article.
« Votre plainte sera enregistrée.
- Je ne veux pas être remboursé, je veux une armure !
- L’article ne précise pas la nature de ladite créance intervint l’un des conseillers de la Princesse. Vous êtes libres d’exiger une armure. La Cour royale a, à ce sujet, s’agissant d’un litige opposant un marchand de fruits à un agriculteur, précisé le caractère immédiat de cette créance, sous réserve de certains délais, mais je pense que vous figurez bien dans ces derniers. »
Ces propos semblèrent calmer Medarion, et il ne tarda pas à s’en aller. Soupirant longuement, Alice se retira alors, et choisit de se rendre dans un salon, où elle s’étala sur un canapé.
« Ho, mes pauvres fesses ! soupira-t-elle. Si on m’avait dit à quel point ce sera douloureux d’être assis des heures sur ce truc !!
- Voilà en effet un détail qui ne figure pas dans les livres d’Histoire rigola l’une des servantes, qui s’amusait à brosser les cheveux de la Princesse, la difficulté pour les dirigeants à rester assis des heures et des heures... Tout comme la difficulté pour un soldat en armure de se gratter les fesses, ou pour une Reine de se curer le nez... »
Alice pouffa à cette remarque, et tourna la tête vers sa servante.
« C’est idiot !
- Idiot, mais non moins véridique. Mon cousin nous l’a lui-même confié lorsqu’il était de garde à Ombrenoir, à défendre le fortin des gobelins. Il est resté debout pendant des heures sur le mur, et... »
Avec un léger sourire, la servante pencha sa tête vers l’oreille d’Alice pour murmurer :
« ...Il avait un bouton sur une fesse gauche, qui l’a démangé pendant des heures. Quand son tour de garde est terminé, il s’est tellement gratté le derrière qu’il en a eu un ongle brisé ! »
La phrase fit pouffer Alice, qui secoua la tête. Mileena était la reine des anecdotes stupides..
« Ah, Mileena, vous êtes vraiment une femme incorrigible !
- Oh, vraiment ? fit cette dernière d’une voix espiègle. Et vous n’avez encore rien vu, Princesse... rajouta-elle sur un ton mystérieux.
- Hum... Je serais bien curieuse de... »
On tapa alors à la porte. Se redressant, Alice vit un garde.
« Messire Vael Aurea demande le droit de s’entretenir avec Son Altesse.
- Qui ?
- Un homme... Élégant, à ce que je peux dire. Il n’a pas annoncé ses armoiries. »
Alice fronça les sourcils. Aurea... Ça ne lui disait absolument rien. Il devait sûrement s’agir d’un noble ashnardien... Peut-être une silencieuse maison, discrète... Il y avait tant de maisons, tant de familles, à Ashnard... Alice soupira lentement, et entreprit de se relever. Mileena lui avait brossé les cheveux, et, s’il aurait été tentant de profiter un peu du confort du canapé, elle allait devoir faire outre.
« J’espère que cet Aurea a une bonne raison de me troubler pendant mon repos grommela la Princesse, grincheuse.
- Allons, Majesté, je suis sûre qu’il vient réclamer de l’or, ou des armes, voire même des esclaves. »
Comme pour la réconforter, Mileena lui fit un tendre baiser sur la joue, et la Princesse sortit du salon, suivant le garde jusqu’à la salle de banquet. Devant le gros fauteuil, un homme se tenait droit, attendant impassiblement. Élégant, il l’était effectivement. La Princesse se demanda ce que cet homme lui voulait, et constata, avec regret, que le chambellan n’avait toujours pas amené ses coussins. Elle allait quand même s’asseoir, et décida de se lancer rapidement :
« Messire Vael Aurea... Je vous souhaite la bienvenue à Sylvandell. Je manque malheureusement d’informations à votre égard, et, pour être franche, la maison Aurea m’est inconnue. Quelle est donc votre requête ? »
[HRP – Sandor Clegane est l’un des personnages secondaires que j’apprécie beaucoup dans la saga ^^]
On en vint donc au cœur du sujet. Loin de sa cour (et surtout de cet affreux fauteuil), Alice se sentait bien mieux. Il ne manquait plus qu’un bol de chocolat chaud, et tout serait vraiment parfait. Mais elle se voyait mal demander au Gardien de Sylvandell d’aller lui chercher en cuisine un chocolat chaud. Le Limier était affecté à la surveillance du Château, et était, partant de là, le seul Commandeur qui ne quittait jamais Sylvandell, sauf exceptions, lesdites exceptions nécessitant l’autorisation du Roi. Il avait la charge de toute la garde royale, et disposait en ce sens de prérogatives importantes. Même s’il avait une mine patibulaire, Alice lui faisait entièrement confiance.
L’homme exposa sa requête. Elle ne concernait pas les dragons, mais l’argent. L’écoutant attentivement, la Princesse comprit qu’il s’agissait de financer une campagne électorale. Elle avait entendu parler, quoique brièvement, et sans vraiment les comprendre, de ces amusantes « campagnes », curieuses, qui consistaient, pour des candidats, à parler aux gens pour se faire élire. La démocratie était un concept théorique dans l’Empire d’Ashnard, mais qui trouvait très peu de défendeurs. A vrai dire, on ne pouvait en parler librement qu’au sein des enceintes universitaires. Encourager la démocratie était considéré comme un acte de trahison, et le seul intérêt qu’on reconnaissait à la démocratie, en Ashnard, était sa capacité naturelle à embrigader les masses et à provoquer la sédition, à réfréner le patriotisme en encensant de manière exagérée les opinions contradictoires, ainsi que ce que les Terriens appelaient « populisme ». Tel que M. Aurea en parlait, la démocratie était un concept bien creux, biaisé, où seul le plus riche gagnait. Alice restait assez perplexe. A ce qu’elle savait, la démocratie se gagnait par les urnes, pas par l’argent, mais il est vrai qu’elle était assez ignare des coutumes terriennes.
Sa curiosité éveillée, l’homme lui expliqua qu’il existait des lois sur Terre qui, manifestement, régulaient le financement des candidats à l’élection politique. Pour quelle raison ? Tout cela était fascinant ! Alice n’en avait jamais entendu parler dans les traités politiques qui évoquaient la démocratie. Immédiatement, les propos de Philléus Gwynbleyd, professeur politique émérite de l’académie impériale d’Ashnard, lui revinrent en tête. Ce dernier avait écrit une virulente critique à l’encontre de la démocratie dans son « Anarchie & Démocratie ». Ayant plutôt une bonne mémoire, Alice se rappelait trait pour trait de certains passages :
« Derrière ce concept étriqué et trompeur d’un système politique libéral et ouvert d’esprit, la démocratie est un leurre, une illusion qui, au contraire, encourage une autorité illégitime et sectaire, et l’écrasement des libertés individuelles. Elle érige la stupidité et la révolte en principes gouvernementaux sous le couvert corrompu et violé de la liberté d’expression. »
Alice y songeait lentement. Elle n’avait pas en tête l’intérêt de Sylvandell. Elle avait, à vrai dire, plutôt l’impression de discuter avec un spécialiste, et de pouvoir tenir l’une de ces joutes théoriques qui faisaient cruellement défaut à Sylvandell. Le royaume n’était pas très porté sur la littérature et la réflexion, à moins que cette littérature ne concerne les armes, les contes de fées sanglants, ou les œuvres pornographiques. Le pauvre Philléus Gwynbleyd n’était pas lu par beaucoup de mondes.
« Pardonnez mon manque de connaissances sur le sujet, Monsieur Aurea, mais, comme je vous l’ai dit, la Terre est un monde sur lequel peu d’informations sont disponibles. Nos intellectuels ne s’y intéressent guère, et la démocratie, bien que j’en connaisse, ou que je crois en connaître le concept, est quelque chose de curieux pour moi. »
Ses sourcils froncés témoignaient du fait que la Princesse était en train de réfléchir. Elle se releva soudain, empressée, et se rua vers sa bibliothèque. L’ouvrant, elle chercha parmi la centaine d’ouvrages, et finit par en trouver un. Elle retourna alors vers son interlocuteur, et lui montra le livre.
« L’un de mes Commandeurs m’a rapporté ce livre lors de son voyage sur Terre, arguant que c’était l’un des plus grands livres de la pensée philosophique et politique terrienne. »
On pouvait lire quelques mots sur la couverture :
« JEAN-JACQUES ROUSSEAU
DU CONTRAT SOCIAL »
Elle ouvrit alors précipitamment la couverture, et farfouilla à travers les pages.
« Vous connaissez ? Je l’ai dévoré ! Et je sais qu’il est très lu dans les académies impériales, même si la lecture terrienne est assez méprisée. Où est-ce ? Hum... Non... Hum, hum... Ah, voilà ! »
Alice releva la tête en fronçant les sourcils, et tourna le livre vers l’homme, désignant du doigt un passage qui était en italique :
« Chacun de nous met en commun sa personne & toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; & nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. »
Se raclant la gorge, Alice reprit :
« Cette phrase a été longuement débattue chez nous. Certains y ont vu l’affirmation d’un concept selon lequel le peuple était fondamentalement appelé à se diriger lui-même, et d’autres y ont vu l’affirmation selon laquelle le dirigeant, la ‘‘suprême direction’’, était appelée à incarner aussi fidèlement que possible la ‘‘volonté générale’’. C’est un ouvrage fascinant. Je crois que ce que cet auteur voulait dire, c’était que le peuple était supposé choisir ses propres gouvernants. Enfin, je pense que votre peuple l’a interprété ainsi. »
La Princesse termina alors :
« J’ai du mal à comprendre en quoi l’argent est nécessaire. Telle que j’envisage la démocratie, c’est un système où les gens élisent leurs dirigeants. Ça ne devrait requérir que des urnes, non ? A moins que vous n’ayez chez vous une crise du papier... En quoi l’argent vous permettrait-il d’être... Élu ? »
Alice ne comprenait vraiment pas ce que l’argent venait faire là-dedans. Pour autant qu’elle s’en souvenait, Rousseau n’avait jamais dit que l’argent rentrait en ligne de compte ! Ou, tout du moins, pas à ce point-là... A entendre cet homme, c’était le plus riche qui avait toutes les chances d’être élu. Alice ne comprenait tout simplement pas.